150 ans après l’adoption du code Napoléon, qui les assimilaient aux enfants mineurs, les femmes obtiennent le droit de travailler et d’ouvrir un compte sans l’autorisation de leur mari. Capitale, la loi du 13 juillet 1965 constitue une étape clé de l’émancipation économique des Françaises au XXe siècle.
La récente proposition de loi visant à accélérer l’égalité économique et professionnelle présentée par la députée LREM de l’Essonne, Marie-Pierre Rixain, réactive, en instituant l’obligation de verser le salaire sur un compte bancaire ou postal dont le salarié est le détenteur ou le co-détenteur, un combat de longue haleine : la libre disposition du salaire et l’accès à un compte bancaire pour les femmes.
À ce titre, la loi du 13 juillet 1965, adoptée un jour avant l’anniversaire de la prise de la Bastille, marque une étape majeure dans l’histoire de l’émancipation des femmes. Vingt ans après avoir obtenu le droit de vote en octobre 1944, une autre Bastille tombe enfin : les Françaises acquièrent le droit de travailler et d’ouvrir un compte sans l’autorisation de leur mari. Une véritable révolution 22 ! Car depuis le code civil napoléonien de 1804 la femme mariée, frappée d’une incapacité juridique totale, est placée sous la tutelle de son mari et assimilée à un enfant mineur. Mais la modernisation de l’économie et l’évolution de la société sous la Ve République, ainsi que l’échéance des premières élections présidentielles de décembre 1965 au suffrage universel direct, conduisent à la reprise des débats sur l’émancipation des femmes. La conquête de l’indépendance financière des Françaises s’inscrit, en effet, dans un long vingtième siècle.
La première moitié du siècle constitue une première étape vers l’affranchissement. Si l’article 213 du code Napoléon prévoyant que « le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari » demeure en vigueur, l’industrialisation et l’urbanisation croissante de la société font que les femmes travaillent davantage en dehors du domicile. Celles-ci obtiennent d’abord le droit d’ouvrir un livret d’épargne (1881) sans autorisation maritale, puis de s’affilier à une caisse de retraite (1885), enfin d’effectuer toutes opérations (versements et retraits) sur leur livret d’épargne (1895). De même, les commerçantes sont autorisées, sauf opposition du mari inscrite auprès du Tribunal de commerce, à être titulaires d’un compte bancaire et à faire seules toutes les opérations de banque nécessaires aux besoins de leur profession.
Mais la marge de manœuvre des femmes est étroite. Le mari a le pouvoir de s’opposer à toute activité professionnelle et administre les biens de sa femme – la dot par exemple – ainsi que les biens de la communauté, c’est-à-dire les biens de la famille. Seules les femmes divorcées – le droit au divorce est rétabli en 1884 – et les veuves, plus nombreuses, disposent d’une véritable autonomie. Il est ainsi essentiel de souligner ici que l’incapacité de la femme ne tient pas alors à son sexe mais à son état de femme mariée.
Conscient de la nécessité de faire évoluer le droit, notamment en raison du développement du travail féminin – un ouvrier sur trois est une ouvrière – le législateur adopte une première loi essentielle dans la conquête de l’émancipation des Françaises : la loi du 13 juillet 1907. Celle-ci permet aux femmes qui travaillent de disposer librement de leur salaire. Progressiste dans son principe, la loi est cependant peu appliquée par les banquiers, soucieux d’éviter les recours possibles du mari contre la gestion de sa femme, cette dernière demeurant privée de la capacité civile.
La première guerre mondiale n’apporte guère de changement et il faut attendre la seconde guerre pour voir la situation évoluer.
Une avancée significative a lieu avec le vote de la loi du 18 février 1938 qui lève enfin l’incapacité civile de la femme mariée. Désormais « majeure », celle-ci peut ester en justice, demander seule des papiers d’identité ou encore louer un coffre-fort. Mais, faute de consensus, la loi laisse de côté la réforme des régimes matrimoniaux ainsi que la question des pouvoirs du mari. Car si l’époux cesse d’être le « seigneur et maître », il reste le « chef de la communauté ». Seules les femmes mariées sous le régime de la séparation de biens sont désormais libres de gérer leurs biens personnels.
Paradoxalement, c’est sous le régime de Vichy que des mesures, liées aux circonstances économiques et militaires, vont apporter un progrès notable dans l’accès aux comptes bancaires pour les femmes. La volonté du gouvernement de contrôler davantage les transactions monétaires dans un contexte d’inflation et de marché noir incite ce dernier à rendre obligatoire le règlement par chèque ou par virement de certaines opérations (paiement des loyers, achat d’immeubles, etc.). Pour permettre ces opérations et encourager l’utilisation du chèque, deux lois de 1942 et 1943 autorisent ainsi toutes les femmes mariées, quel que soit leur régime matrimonial, à ouvrir seules un compte pour les besoins du ménage, dit « compte ménager ». Uniquement dédiés aux dépôts ou retrait de fonds, par chèque ou ordre de virement, ces comptes sont ouverts sans l’autorisation du mari.
Si les avancées liées à la guerre ou à ses conséquences sont notables – la constitution de 1946 garantit en effet l’égalité des droits entre les femmes et les hommes -, le chemin jusqu’à l’émancipation bancaire pour toutes les femmes est encore long. La question de la réforme des régimes matrimoniaux, et des pouvoirs respectifs des époux dans la gestion de leurs biens, est vivement débattue. Assimilant la famille à une entreprise – « il est aussi normal de voir le mari administrer les biens propres de sa femme que de voir le gérant d’une société administrer les biens de ses associés » déclare en 1961 le Garde des Sceaux Edmond Michelet- le gouvernement rejette à plusieurs reprises l’idée que la femme mariée puisse administrer ses biens.
L’arrivée des jeunes générations sur le marché du travail et la progression du taux d’activité des femmes durant les années 1960 relancent toutefois la question de la place de celles-ci dans la société française. C’est ainsi qu’à la veille des élections présidentielles de 1965, la loi du 13 juillet est votée en moins de deux mois. La femme mariée peut désormais ouvrir sans restriction un compte bancaire, gérer ses biens personnels, signer un chèque et travailler sans l’autorisation de son mari. De même, pour toutes les transactions importantes – achat ou vente de biens immobiliers, signature de baux commerciaux, etc. – la signature de la femme est désormais exigée. Sur le plan des régimes matrimoniaux, le nouveau régime légal est celui de la communauté réduite aux acquêts ; le régime dotal est supprimé.
Appliquée à partir du 1er février 1966, et complétée un an après par la possibilité pour les femmes d’entrer à la Bourse de Paris et d’investir, la loi entérine l’émancipation bancaire de toutes les femmes quel que soit leur situation familiale. Présentée comme « révolutionnaire » par les médias de l’époque, sa portée s’inscrit dans un contexte de modernisation de la société qu’incarnent les événements de mai 1968.
En effet au tournant des années 1970, l’évolution de la réglementation des banques, la mensualisation des salaires et le lancement des campagnes publicitaires par les grandes banques pour attirer les clientes font, qu’à partir de 1975, les deux-tiers des Françaises détiennent un compte bancaire. Cette émancipation s’effectue dans un contexte européen similaire, les pays du Nord de l’Europe accordant ces droits plus tôt que la France, dès les années 1950 pour la Suède, ceux du Sud, comme l’Italie, plus tard (1975).
Pour conclure, notons que si la loi de 1965 marque une étape décisive dans l’émancipation bancaire des femmes, elle laissait au mari le pouvoir d’administrer seul les biens de la communauté. Il faut ainsi attendre la loi du 23 décembre 1985, transposition en droit français d’engagements européens, pour que, dans le cadre du mariage, le principe de la cogestion des époux dans l’administration des biens de la communauté et de l’égalité bancaire soit entériné, près d’un siècle après la loi de 1907.
Cet article a été publié dans le n° 392 de Finance&Gestion. (Septembre 2021). Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.
Cet article a été initialement publié sur Vox-Fi le 19 octobre 2021.