PME et ETI : où trouver l’argent ?

SPAC ou introduction en bourse ?

Par François Meunier Publié le 14/06/2021

SPAC ou introduction en bourse ?

Par François Meunier Publié le 14/06/2021
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L’explosion est stupéfiante : le graphique ci-dessous (source NY Times) montre les montants d’argent levés au travers de SPAC depuis le début 2018. Plus de 25 Md$ pour le seul mois de janvier 2021. C’est la nouvelle coqueluche de Wall Street, déjà en passe d’être importée en Europe (Xavier Niel vient d’en lever un, de 300 M€, sur la place de Paris, modeste au regard des normes américaines).

 

SPAC funds raised per month

 

De quoi s’agit-il ? Pour simplifier, de fonds levés sur les marchés en anticipation de l’acquisition d’une société. Ces fonds sont logés dans une société, dite SPAC pour Special Purpose Acquisition Company, qui est naturellement cotée en bourse puisqu’elle fait appel public à l’épargne. Le processus de cotation est très simple puisque ladite société ne possède que du cash. Le sponsor du SPAC s’engage auprès des apporteurs de fonds à trouver une société à racheter dans les deux ans. Une fois l’acquisition faite, le SPAC fusionne avec la cible achetée et lui fait immédiatement bénéficier de sa cotation sans le lourd formalisme d’une introduction en bourse (IPO en anglais) avec les coûts associés et les procédures habituelles de divulgation d’informations.

Trois traits s’observent désormais sur le marché américain :

  • Le sponsor du fonds se voit rétribué de son initiative en recevant d’entrée 20 % du capital du SPAC, et donc d’une fraction de la société qui sera acquise dont le montant dépendra des fonds externes levés au moment du rachat. Si les investisseurs mettent 300 M$ dans le SPAC et que des fonds supplémentaires sont levés à hauteur d’un tiers lors du rachat, le sponsor a des droits sur les profits futurs de 20 % x 300 M$, soit 15 % de la capitalisation de l’ensemble.
  • Le sponsor s’engage néanmoins à reverser les fonds si jamais il n’a pas trouvé de société à racheter dans les deux ans convenus.
  • Les actionnaires n’ont pas en général droit de regard sur la société qui sera achetée.

Le phénomène s’est diffusé largement auprès des gros patrimoines, dirigeants de hedge funds ou de banques ( dont Gary Cohn, ancien dirigeant de Goldman Sachs), sportifs ou célébrités bien rémunérés (Alex Rodriguez, star du baseball), etc. Le plus gros SPAC levé à ce jour l’a été par Bill Ackman, gérant du hedge fund Pershing Square Capital, pour un montant de 4 Md$ (avec la particularité appréciable que M. Ackman s’engage à ne recevoir aucune action si jamais les performances ne sont pas au rendez-vous).

L’engouement est tel qu’à ce jour des SPAC qui n’ont pas encore fait d’acquisition voient leur cours boursier grimper mieux que le reste de la bourse. C’est comme si un billet de 100 € en valait 120 au bout de six mois. Après l’acquisition, une étude de JP Morgan Chase montre que le sponsor obtient un retour moyen de 648 %, tandis que les autres investisseurs se contentent de 44 %, moins que les indices standard des fonds indexés. Les SPAC ont à ce jour réuni de l’ordre de 100 Md$, ce qui en pratique représente une force de frappe trois ou quatre fois plus importante, sachant, comme on l’a dit, qu’au moment de l’acquisition, d’autres investisseurs sont sollicités. C’est probablement beaucoup d’argent chassant un nombre limité d’opportunités et donc quelques grosses déceptions en perspective, à la fois sur le prix payé et sur la qualité des cibles rachetées.

 

Pourquoi un tel engouement ? Est-ce la fin des introductions en bourse classiques ?

Il y a dans le marché boursier euphorique que nous connaissons aujourd’hui une forte demande de cotation du côté des sociétés privées, notamment celles qui sont détenues par le capital investissement ou le capital-risque. Or, il est assez lourd administrativement de suivre une procédure de mise en bourse (IPO). En cédant la société à un SPAC, on va plus rapidement et on échappe à de nombreuses obligations de transparence, notamment sur le plan d’affaires ou l’origine de la rentabilité. Par exemple, toute déclaration concernant les perspectives de profit sont étroitement surveillées par les autorités boursières pour ne pas induire en erreur les futurs investisseurs. Gare aux décalages entre le promis et le réalisé ! Avec un SPAC, lors de la fusion qui suivra, ce n’est plus un problème.

Il y a aussi un motif de coût. On lira avec profit l’estimation du coût d’une IPO qu’en donne la Lettre de Vernimmen n°186 de février 2021 : le chiffre pour les États-Unis est aisément de 10 %, sans compter le risque assez probable d’une décote d’introduction très forte en période de marché haussier. Il faut évidemment mettre cela en regard de la dilution à l’avantage du sponsor dont on a vu plus haut qu’elle peut atteindre 15 %, ce qui est un chiffre assez proche du précédent. Il y a un perdant en tout cas, note la Lettre de Vernimmen sans trop s’en émouvoir, ce sont les banques d’investissement, très cartellisées, qui exigent des commissions disproportionnées. Un paradoxe intéressant à cet égard : plus le marché financier est liquide et profond (Wall Street plus que la City, la City plus que Paris, Paris plus que Milan, etc.), plus les commissions des banques (M&A, IPO, etc.) sont lourdes.

Un désaveu de la bourse ?

Dans un célèbre article de la Harvard Business Review de 1989, Michael Jensen, le chantre des LBO, faisait cette prédiction, étonnante pour l’époque : « La société cotée détenue par de multiples actionnaires a fait son temps dans de nombreux secteurs de l’économie ». En 1989, moment de la prédiction, il y avait 5900 entreprises cotées sur des bourses situées aux États-Unis, selon le Wilshire Index qui a la réputation d’avoir le compte le plus exhaustif des sociétés cotées bénéficiant d’une certaine liquidité et d’une information financière accessible. Ce nombre a grimpé à un pic de 7562 en juillet 1998, constat qui devait inquiéter sur les qualités visionnaires de Jensen. Heureusement pour lui, le nombre a subi par la suite une érosion à peu près constante, jusqu’à un nombre de 3492 en fin 2019 et de 3530 fin 2020, pourtant dans une période propice aux levées de capitaux.

On cherche évidemment les raisons du phénomène, notable surtout aux États-Unis[1]. Parmi les candidats possibles, outre le coût des IPO souligné précédemment, relevons : l’alourdissement réglementaire de la cotation, notamment avec Sarbanes Oxley, mise en place à la suite du scandale Enron, qui pénalise assez durement les entreprises moyennes ; une fiscalité de l’impôt sur les bénéfices, dont on voit qu’elle prend l’eau de toute part, ce qui pousse beaucoup d’entrepreneurs à choisir le statut fiscal d’entreprise individuelle (S-Corporation), dont l’impôt est levé au niveau de l’actionnaire, mais qui empêche l’accès à la bourse[2]. On peut y voir aussi l’indice d’une profondeur et d’une liquidité plus grandes du marché du private equity, permettant que des entreprises même grosses soient logées plus longtemps au sein des fonds d’investissement. Cela a entraîné une distorsion majeure des placements d’épargne : les fonds bien introduits, les family offices, les hauts patrimoines ont accès au capital privé à haut rendement, le reste des épargnants demeurant sur les valeurs standard.

Enfin, un dernier phénomène relève d’une structure industrielle de nos économies qui a beaucoup changé entre hier et aujourd’hui. Beaucoup d’entreprises nouvelles évoluent dans le secteur du numérique et de l’immatériel ; leurs besoins de capitaux sont de nature différente : peu pour constituer du capital fixe, celui qui sécurise l’investisseur, beaucoup pour la projection commerciale, qui sont des dépenses d’exploitation dont le retour est très incertain. Il n’est donc pas étonnant que ce type de société soit bien plus facilement finançable par des fonds privés (ou désormais par des SPAC) que par un actionnariat éclaté, du moins aux premières phases de leur développement. Enfin, très relié à cela, on documente de plus en plus une cartellisation croissante de l’économie. Certains grands groupes, notamment dans la Tech, procèdent à des acquisitions non tant pour la croissance externe que pour parer à une compétition technologique menaçante. Autant de sociétés tuées dans l’œuf – mais assurant une belle rémunération aux actionnaires cédants – qui n’iront pas en Bourse.

Verra-t-on, en raison du phénomène SPAC, les introductions en bourse reprendre les couleurs ? Au-delà de la présente bulle, voici un phénomène à surveiller.

 

Lire aussi : Le SPAC comme nouvel outil de mise en bourse des entreprises

 

 

[1] On renvoie le lecteur intéressé à deux excellents papiers qui analysent le phénomène : Craig Doidge et alii, 2018, Eclipse of the Public Corporation or Eclipse of the Public Markets?, Rotman School of Management Working Paper No. 3100255 ; et Xiaohui Gao et alii, 2013, Where Have All the IPOs Gone?, Journal of Financial and Quantitative Analysis.

[2] La réforme fiscale de 2017 aux États-Unis tend à corriger ce biais.

 

 

Cet article a été publié dans le n°388 de Finance&Gestion. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.

 

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