À lire absolument sur l’évaluation : « État moderne, État efficace » de Ferracci et Wasmer
Le livre traite d’un sujet a priori étroit : les méthodes d’évaluation des politiques publiques, et pourtant immense : comment apprécier si les mesures prises par un gouvernement remplissent leur objectif ? Pour en faire sentir l’importance, il est utile pour notre public de financiers d’entreprise de partir d’une question en apparence étrangère au livre : comment évalue-t-on les projets d’entreprises privées ?
État moderne, État efficace » de Ferracci et Wasmer
Le livre traite d’un sujet a priori étroit : les méthodes d’évaluation des politiques publiques, et pourtant immense : comment apprécier si les mesures prises par un gouvernement remplissent leur objectif ? Pour en faire sentir l’importance, il est utile pour notre public de financiers d’entreprise de partir d’une question en apparence étrangère au livre : comment évalue-t-on les projets d’entreprises privées ?
En général, l’évaluateur utilise la méthode des flux de trésorerie actualisés, consistant à bâtir, avec le management, le plan d’affaires de l’entreprise, puis d’estimer la valeur présente des flux d’encaisses qu’il est possible d’en tirer. Le plan d’affaires repose sur des hypothèses concernant la marche future de l’entreprise, sa production, son marché, ses prix, etc. Le plus souvent, l’exercice emprunte des raccourcis : on projette les ventes, puis les prix, puis les coûts, etc. ; cela de façon réfléchie, mais séparée dans un environnement exogène et immuable. Dans certains cas – plus complexes, mais plus fréquents que l’évaluateur veut bien le reconnaître – l’environnement devient « stratégique », au sens où une décision de l’entreprise en modifie les caractéristiques. Si Airbus par exemple veut estimer la rentabilité de son projet d’A320-Neo, il ne peut simplement « tirer sa feuille excel » en projetant des ventes et un prix de vente prédéterminés. Il est obligé d’estimer pour le moins ce que va être la réponse de Boeing à sa décision, ce qui va à son tour affecter le prix de vente possible, la profondeur du marché, la capacité des fournisseurs à suivre, etc. L’environnement est en pratique une suite d’événements complexes, enchevêtrés et interactifs. Il faut faire le « bouclage », c’est-à-dire prendre en compte non seulement les impacts directs du projet, mais ses impacts indirects et toutes les rétroactions. Parfois même, la causalité est difficile à discerner. Supposons qu’un évaluateur cherche à évaluer les retours d’un projet de fusion, cela à partir d’indicateurs simples comme le profit ou bien la part de marché consolidés. Comme le projet engage du temps et d’importantes ressources pour son exécution, un gain de part de marché doit-il être rapporté à la fusion, ce qui serait un critère de réussite, ou bien à un facteur totalement étranger à cette fusion, comme par exemple l’effondrement d’un concurrent ou un changement réglementaire inopiné assurant une rente à l’entreprise issue de la fusion ?
L’évaluateur aura différents outils à son service pour maîtriser cette complexité : une modélisation des comportements, l’expérimentation, l’utilisation de situations comparables dans le passé ou bien chez des concurrents… mais autant de techniques difficiles d’emploi (couvertes pour certaines d’entre elles par le terme d’options réelles). Reconnaissons qu’il s’en passe volontiers, par manque de temps, d’expérience ou simplement (et ici on rencontre la « politique ») parce que la décision repose au fond sur d’autres enjeux.
C’est aujourd’hui davantage du côté des équipes marketing que des financiers de l’entreprise que l’évaluation prend en compte la dimension stratégique, le « bouclage » et les interactions complexes de l’environnement, raison qui fait d’ailleurs que le marketing recrute de façon croissante des statisticiens avertis (et qu’il se passe aujourd’hui davantage de choses intéressantes en matière de techniques d’évaluation dans les départements marketing que dans les départements financiers). Fixer le prix de vente d’un produit est un tel exercice, très microéconomique, mais qui ne laisse pas trop le droit à l’erreur : mettez-le trop haut, et le produit rate son lancement ; trop bas et vous envoyez l’image d’un produit bas de gamme ou vous risquez une perte d’exploitation. Il faut, à votre échelle, le raisonnement stratégique mentionné plus haut : que vont faire les concurrents ? Quelle réaction des consommateurs, sachant que l’acte de consommation est lui aussi un jeu réflexif, où chaque acheteur regarde aussi les autres acheter ? Dans la panoplie de l’évaluateur de l’équipe marketing, on retrouvera les méthodes analogiques (quid du lancement de tel produit similaire ?), l’expérimentation (on lance le produit sur une partie du territoire ou bien via tel canal de vente, en essayant que l’expérimentation ait valeur universelle), les sondages (on teste le produit sur un échantillon jugé représentatif du marché qu’on cherche à atteindre), autant de techniques historiquement élaborées à l’occasion des tests et simulations pharmaceutiques.
Mais avouons que tout cela reste « simple », sans envergure macroéconomique. Si on prend la casquette du citoyen, cela reste limité au monde de chacune des entreprises, l’univers concurrentiel assurant tant bien que mal, pour peu qu’on fasse preuve d’un certain optimisme de marché, que les entreprises qui demeurent compétitives sont celles qui ont su trouver les bonnes réponses à ces microcalculs stratégiques (de sorte que le tissu industriel d’un pays peut se présenter comme un grand champ d’expérimentation darwinien des bonnes solutions industrielles). Chaque entreprise pourra se tromper dans un lancement de produit ou dans un choix tarifaire, il est rare que cela ait des répercussions macroéconomiques importantes ; c’est au contraire le terreau sur lequel d’autres entreprises vont pouvoir faire les bons choix.
Il en va autrement de l’État. Les choix qu’il fait en matière de politique économique ou de politique industrielle structurent souvent la société pour une longue période. Qu’un État se trompe quand il fait un choix fiscal, quand il régente la durée du travail, quand il fixe l’âge de départ en retraite… et les conséquences peuvent être durables et majeures.
Il est donc heureux que les économistes s’attellent toujours plus au travail de l’évaluation des politiques publiques. Le livre de Marc Ferracci et de Etienne Wasmer, eux-mêmes deux jeunes économistes reconnus, est remarquable à ce titre. Il prend de nombreux exemples de réglementation « ratée » parce que le bouclage n’a pas été pris en compte. Lire par exemple l’introduction du livre, qui fait une analyse au scalpel du prêt logement à taux zéro, faisant partie de la loi Tepa de 2007, sujet que le Blog a traité le 8 juin 2011.
Le livre met en avant l’avantage, du point de vue du fonctionnement démocratique, d’user de méthodes objectives, réfutables, basées sur des hypothèses explicitées, plutôt que sur l’incantation ou le seul examen des effets de premier tour. Il introduit une distinction terminologique utile entre effets directs d’une mesure et effets indirects, entre effets d’éviction, de bouclage et d’aubaine, notions qu’on retrouve aussi en évaluation d’entreprise.
Surtout, il montre qu’une bonne évaluation des politiques publiques n’est pas qu’affaire de méthodologie ; elle est indissociable d’une bonne gouvernance. Il faut que la puissance publique travaille en transparence, évite les conflits d’intérêt, ait une culture d’accès des données publiques à différentes classes d’expert et abandonne les évaluations pro-domo, faites par des services administratifs qui ne sont pour l’occasion que des agents de communication et de marketing et non des agents capables d’évaluer sur une base objective le bien-fondé d’une mesure. Si on reconnaît que l’exécutif doit avoir les moyens de l’exécution et donc pilote hiérarchiquement les services administratifs, il faut alors disposer d’instances indépendantes d’évaluation, dotées d’une réputation et d’un poids politique fort, sous contrôle, par exemple, du Parlement. L’État français est encore à des années-lumière de cette culture de l’évaluation et donc, in fine, d’une culture de responsabilité qui distingue la démocratie moderne. Les services administratifs produisent en général de l’évaluation médiocre ; le Parlement est silencieux ; le recours à des experts rares ou téléguidés (l’expertise est sujette à caution, c’est vrai, mais il est dangereux pour autant de s’en passer). Il est effarant d’apprendre que les mesures d’allégements de charges sur les bas salaires, qui coûtent à l’État la bagatelle de 20 Md€, n’aient fait à ce jour l’objet que d’une seule évaluation ((à l’exception d’un rapport de la Cour des Comptes) ex post1 ; que les dites niches fiscales ne déclenchent pas, en dehors des études du Conseil des prélèvements obligatoires, des demandes d’évaluation systématiques, utilisant la panoplie la plus actuelle de l’évaluation en milieu public. Il est rageant, à l’occasion de la présente campagne présidentielle, de voir encore des candidats proposer des mesurettes qu’on devine bricolées à la hâte par un staff de campagne, ceci après le ratage absolu des gadgets de la loi Tepa en 2007 (pour ne parler que des ratages de l’élection de 2007). Elles sont redoutables d’une part parce que le candidat une fois élu est tenu de les mettre en place ; d’autre part, parce qu’elles polarisent la campagne sur des détails techniciens qui ne répondent pas aux enjeux du pays. La politique publique mérite d’autres procédés.
Le financier d’entreprise verra ici encore la similitude du problème entre le public et le privé : il n’y a pas de bonne évaluation en dehors d’une réponse à la question : quel est l’intérêt que je sers, ce qui renforce à son tour l’exigence d’une méthodologie rigoureuse et donc contestable, pour le débat démocratique dans un cas, pour une bonne décision ou négociation dans l’autre. Il trouvera forcément intérêt à la lecture de cet ouvrage et matière à enrichissement de ses propres pratiques.
Un petit regret : le livre parle trop peu de ce nouvel outil d’évaluation des politiques publiques qu’est l’expérimentation faite par les autres pays. Il est bien rare en fait qu’une mesure qu’un gouvernement présente comme originale n’ait pas déjà été tentée ailleurs, rien n’étant trop nouveau sous le soleil. C’est un des mérites de la mondialisation de pousser les gouvernements à regarder ailleurs. Mais ce pourrait être un des rôles d’une instance d’évaluation, pour le moins en coordination européenne, à faire systématiquement des études de cas comparées. C’est souvent sobering, comme disent les Anglais.
Vos réactions
Merci de l’article que vous avez consacré à notre ouvrage, Etat moderne, Etat efficace. En toute franchise, c’est la présentation la plus aboutie que j’aie lue sur le web jusqu’à présent. De surcroît, votre réflexion sur les passerelles qui existent entre l’évaluation des politiques publiques et la démarche d’évaluation au sein des entreprises est très intéressante, et rejoint finalement notre préoccupation: irriguer le pays d’une certaine culture de l’évaluation.
De fait, si le livre s’adresse en priorité aux décideurs publics, bien des méthodes que nous évoquons sont évidemment transposables à l’entreprise. Construire un contrefactuel crédible pour calculer l’elasticité prix d’un produit est par exemple essentiel, comme vous ne manquez pas de le relever.
Bref, merci encore. Peut-être aurons-nous l’occasion d’échanger sur ces sujets de vive voix.
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