Risquons-nous à un parallèle intrigant et qui peut choquer. Abolir la traite des esclaves et l’esclavage n’a été possible que par un mouvement d’indignation né il y a presque trois siècles en Europe occidentale. Ce fut dans l’histoire le premier vrai moment où une opinion publique internationale s’est levée. Ce qui était presque dans l’ordre des choses vers 1750 allait devenir abject, puis criminel un siècle après. Ne doit-il pas en être de même s’agissant de la protection de la planète ? Les dégâts qu’elle subit ne doivent-ils pas susciter indignation et répulsion pour que les choses bougent vraiment ? La question n’a-t-elle pas une dimension morale et stigmatisante, usant comme pour l’esclavage du registre de l’émotion et de la justice envers la nature et les êtres vivants qui la composent ? En clair, faut-il un nouveau mouvement abolitionniste ?

D’où l’intérêt – que ce trop court article ne fait qu’ébaucher – à regarder comment a pu se construire ce basculement dans la psychologie collective au tournant du 18ème siècle.

 

Pour introduire, il faut se persuader que l’esclavage dans sa version occidentale, et les traites négrières qui le nourrissaient, répondaient à un impératif économique presque aussi vital à l’époque que l’énergie carbonée. Voir à cet égard les travaux décisifs de Kenneth Pomeranz ou encore la somme faite sur les traites négrières par Olivier Pétré-Grenouilleau. L’économie esclavagiste permettait l’afflux en Europe du tabac et du sucre, si importants pour la diète alimentaire des nouveaux travailleurs des usines, et du coton, qui a permis la structuration de l’industrie capitaliste au Royaume-Uni. Tant la traite et l’exploitation d’esclaves au sein de grandes plantations étaient des activités très rentables, tout autant que l’exploitation pétrolière aujourd’hui.

Très rentables, et surtout parfaitement acceptées, presqu’autant, pourrait-on dire sans chercher à provoquer, que l’acceptation du charbon dans le monde d’aujourd’hui. (Est-ce par prémonition qu’ Hergé osait le parallèle dans le célèbre album de Tintin, Coke en stock ?). La recherche historique est formelle : l’esclavage comptait encore parmi les normes sociales admises jusqu’au 17ème siècle en Europe. L’esclavage des temps antiques s’était poursuivi jusqu’au 12ème siècle, avec une transformation lente vers le statut à peine meilleur de servage, comme le montrent abondamment Marc Bloch ou Larry Siedentop. La traite négrière a commencé à grande échelle sur les plantations portugaises des côtes africaines, et ceci avant la découverte de l’Amérique. C’était bien en nature, c’est-à-dire avec de la marchandise humaine, que l’Espagne négociait alors le rachat des prisonniers des Ottomans. Les Bulgares (d’où vient le mot bougres), des chrétiens manichéens, faisaient l’objet de razzias de la part des chrétiens orthodoxes, pour être revendus à l’ouest, chez les chrétiens catholiques.

Le message chrétien, à une époque où le christianisme régissait encore en Europe l’ensemble des pratiques sociales, n’allait pas contre l’esclavage. Le texte biblique est ambigu et pouvait être convoqué tant par les opposants que par les partisans. Quand les Portugais ont industrialisé la traite sur leurs plantations d’Afrique, le roi a reçu en 1455 une bulle papale l’autorisant à utiliser des esclaves… à condition qu’ils soient noirs.

L’abolitionnisme est incontestablement venu des milieux chrétiens dès le 17ème siècle, mais du côté des puritains et quakers britanniques. Pour les catholiques, ce n’est qu’en 1814 qu’une lettre papale assez timide a été envoyée à Louis XVIII pour lui reprocher de rendre à nouveau légale la traite d’esclaves dans les colonies. Et on ne parle ici que de traite, déjà réprimée légalement par la Grande-Bretagne depuis 1807, et non d’esclavage. La condamnation absolue ne viendra qu’en 1888 avec une encyclique de Léon XIII, qui permit l’efficace participation de l’Église à la lutte contre l’esclavage en Afrique, hélas toujours présent à ce jour dans certains pays.

On aurait tort de mettre la seule Église en cause. L’opinion publique allait ainsi. Beaucoup d’esprits des Lumières étaient loin de suivre Condorcet ou Mirabeau dans leur condamnation explicite de l’esclavage. David Hume, d’Alembert ou plus tard Hegel étaient par exemple convaincus de l’infériorité naturelle du Noir (sans pour autant prôner l’esclavage).

 

Atout économique ou rejet moral ?

Les historiens débattent toujours du rôle respectif qu’ont joué le facteur économique, la résistance propre des esclaves par soulèvement ou par esquive, et la mobilisation de l’opinion occidentale dans la progressive disparition de la traite, puis de l’esclavage.

Clairement, les facteurs économiques ont joué, comme joue aujourd’hui dans la transition énergétique l’apparition de technologies propres en carbone. Il y a eu un élément de progrès technique dans le déclin économique des plantations, notamment l’acclimatation du tabac ou de la production de sucre aux climats européens. La généralisation du louage du travail puis du salariat à partir de la révolution industrielle britannique a aidé aussi. Il valait mieux payer au travailleur un salaire de subsistance, c’est-à-dire lui « sous-traiter » les charges de l’entretien de sa famille, plutôt que d’internaliser ces coûts dans l’entreprise. On se rappelle la célèbre remarque de Marx comparant le sort de l’ouvrier de l’East End de Londres à celui de l’esclave de Virginie, au détriment du premier. Mais aujourd’hui, une majorité d’historiens, dont le prix Nobel Robert Fogel dans des travaux de référence, considère que l’esclavage est resté très rentable jusqu’au bout.

On entend de la même façon que la transition énergétique pourrait très bien s’opérer de façon indolore, comme résultat de la montée en puissance des énergies propres devenues rentables grâce aux innovations techniques. Dit autrement, l’âge du pétrole ne cesserait pas du tarissement des puits mais de sa non-rentabilité, à l’image de l’âge de pierre qui ne s’est pas arrêté par épuisement du stock de pierres.

Or, le cas de l’esclavage montre que les seules forces économiques ne suffisent pas. Il faut une pression politique, d’autant plus que c’est cette pression qui pousse aux technologies de substitution, surtout aujourd’hui dans cette course contre la montre qu’impose le réchauffement climatique. De plus, le coût économique de la transition ne peut être politiquement entrepris qu’avec la pression d’une opinion publique moralement engagée. Lorsque le Danemark prit le premier, en 1772, l’initiative de prohiber la traite, il se coupait des importations de sucre et de tabac et se mettait en risque, perdant son autonomie alimentaire, vis-à-vis des puissances qui poursuivaient le trafic. De même, le sucre que produisait la Grande-Bretagne dans ses colonies après l’abolition de l’esclavage était 40% plus cher que celui qui provenait du Brésil.

On retrouve ainsi curieusement dans le mouvement vers l’abolition de l’esclavage les problématiques de la Conférence de Paris sur le climat. Il était et il est commode dans les deux cas d’être « passager clandestin », c’est-à-dire de laisser les autres faire le travail et d’en profiter sans effort. L’asymétrie de position des pays est analogue : les effets d’héritage, le poids des industries utilisatrices diffèrent selon les pays. S’agissant de l’esclavage, il était plus facile pour les puissances européennes d’abandonner la traite, de par leurs industries reposant sur le salariat, que pour l’Amérique latine ou le Sud des États-Unis qui vivaient des plantations. Et dans les deux cas s’introduit la question d’indemnités de compensation pour les pays en retard. Ainsi, la Grande-Bretagne s’est engagée dans des compensations financières vis-à-vis de l’Espagne et du Portugal lors des traités de 1817 et 1818. Il y eut une conférence internationale en 1841 pour qu’une convention internationale soit signée au sein d’un bloc de cinq puissances abolitionnistes, libres aux autres de se joindre au traité L’économiste William Nordhaus, qui vient de recevoir le prix Nobel pour ses travaux, propose aujourd’hui, pour l’abolitionnisme carbone, la création d’un club de pays qui adopteraient en commun une forte pénalisation de l’énergie carbonée, club qui resterait ouvert à qui veut, mais pénaliserait lourdement par des taxes le commerce des pays restant en dehors.

 

Comment se construit l’opinion publique

Mais pour que la politique joue, il faut l’opinion publique. S’agissant de l’esclavage, le basculement des opinions s’est alimenté de plusieurs courants. Très certainement une tradition chrétienne d’égalité de l’homme devant Dieu, mais aussi l’émergence, à compter de l’âge classique, de l’idée de communauté politique au sein de laquelle les individus sont égaux en droits. L’égalité à l’intérieur de cette communauté, religieuse ou nationale, pouvait s’accommoder un temps – et même se nourrir – d’une soumission des hommes qui n’y appartenaient pas, mais la soumission résiste mal sur la durée au pouvoir dissolvant de l’idée d’égalité et de liberté.

Les campagnes abolitionnistes passaient par exemple par une culpabilisation des citoyens qui consommaient du sucre, un « acte de communion cannibale », disait Mirabeau. En 1791-92, 400.000 adultes, soit un sur onze parmi la population britannique, signèrent une pétition au Parlement, ce qui finalement poussa celui-ci à légiférer : un premier essai en 1791, jusqu’à la loi contre la traite en 1807 et sa désignation comme un crime en 1811. Sous la même pression quaker, le Congrès américain prit cette décision la même année.

 

Peut-on parler alors d’une abolition du carbone dans le sens moral qu’avait l’abolition de l’esclavage ? Le parallèle rencontre bien sûr des limites. L’enjeu climatique est beaucoup plus complexe ; la cible est moins immédiate et ne porte pas un visage humain comme celui qu’avaient les négriers et les planteurs. S’il y a souffrance humaine, elle est diffuse et éloignée dans le temps et l’espace. On ne peut pas légiférer de façon aussi lumineuse qu’avaient su le faire en quelques jours sous la Seconde République les rédacteurs du décret de 1848 sur l’abolition de l’esclavage.

Aussi, l’indignation et l’empathie sont des mobiles moins aisés à faire naître dans les populations. Il faut donner sens à une « souffrance » animale ou au-delà de tout le monde vivant, et ne pas s’en limiter à l’humain. Ceci pour marquer l’importance qu’a eu la récente encyclique papale Laudato Si. Elle a su porter cette thématique nouvelle, sous le chapeau de la « souffrance de notre soeur la Terre ». Celle-ci reste solide bien sûr, et du haut de ses milliards d’années voit sans doute avec dédain ce grouillement d’acariens à sa surface. Mais le mot porte comme une sonnette d’alarme, aidant à la mobilisation spirituelle des opinions en faveur de l’environnement. L’encyclique dit qu’il faut dépasser le langage rationnel, celui par lequel tout un chacun comprendrait qu’il n’est pas dans « son intérêt » de polluer, parce que cela abîme son cadre de vie et celui de ses enfants. C’est dans le registre de la norme de vie, de la conviction et de l’éthique qu’il faut se placer : il n’est tout simplement pas acceptable, il est « répugnant », de faire telle ou telle chose. Il doit devenir répugnant d’extraire du charbon ou des énergies fossiles du sol, dès lors qu’ils menacent la planète, de même qu’il est répugnant de voir abattre les derniers rhinocéros d’Afrique. La stigmatisation est de l’ordre du dégoût. L’indignation et l’instrument économique sont à ce titre complémentaires et non alternatifs [1].

De même, comme à l’époque de l’abolition de l’esclavage, le ou les pays qui s’engagent dans la lutte contre le carbone contre leurs intérêts économiques immédiats, peuvent bénéficier d’une prime morale. La Grande-Bretagne usait habilement de sa puissance navale pour mettre en force la prohibition de la traite, mais cette abolition lui a beaucoup servi comme argument de soft power et de légitimation de sa domination internationale. Elle était, sinon la nation des droits de l’homme, celle de l’abolition de l’esclavage, un thème récurrent dans le récit national britannique.

Un dernier enseignement est qu’il est parfois utile de cibler des objectifs intermédiaires dans une lutte aussi complexe que le climat. Les abolitionnistes anglais, dit Pétré-Grenouilleau, eurent l’habileté, dans la définition d’une cible politique, de s’attaquer au plus simple, à savoir la traite, plutôt qu’à l’esclavage lui-même pour ne pas immédiatement affronter le lobby des planteurs, autrement plus puissant que celui des négriers. En France, avant la Révolution, il s’agissait plutôt de remettre en cause l’esclavage dans sa généralité, prônant une transition progressive vers l’émancipation, avec indemnité aux planteurs et sans focalisation sur la traite ; en clair, des arguments rationnels à usage des élites, mais avec un poids politique plus faible.

Sur ce modèle, les mouvements écologistes, qui ont la légitimité d’avoir été les premiers, tels des quakers modernes, à dénoncer les gaz à effet de serre, pourraient accepter de remiser un temps leur objectif d’arrêt du nucléaire, une bataille qui, pour légitime qu’elle soit, rend moins lisible le basculement vers une indignation anti-carbone. L’indignation n’empêche nullement un peu de sens tactique.

 

[1] C’est à ce titre que le message de l’encyclique, si fort soit-il, est limitatif : elle oppose à tort une logique d’économistes dans la lutte pour le climat et une logique morale d’indignation et de respect de la nature. Voir à ce sujet : F. Meunier, « L’encyclique Laudato Si’ et l’économiste », Commentaire, 2015/4, n°152.

 

Cet article a été initialement publié dans La Lettre Vernimmen.net n°163 de décembre 2018. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.