Les historiens ont depuis longtemps perçu l’ambivalence des grands fléaux de l’humanité, les guerres, les épidémies, la sécheresse… En particulier, la dépopulation qui s’ensuivait (d’une ampleur parfois spectaculaire : l’Europe a perdu plus d’un tiers de sa population suite à la Grande peste démarrée en 1353 ; les pays germaniques près de 40% suite à la guerre de 30 ans) créait un violent choc positif sur les salaires et la productivité.

Dans des économies enfermées dans la logique malthusienne (tout progrès technique qui booste le pouvoir d’achat est avalé à terme par une hausse de la population qui le fait plonger à nouveau), le cycle se refermait assez vite. Sauf si le choc était si important qu’il permettait de sortir de la trappe malthusienne.

 

Le graphique qui suit montre la part de la population européenne habitant dans des zones de guerre en Europe. On y voit la forte croissance de cette proportion au 17ème siècle et au début du 18ème siècle (puis un rebond au tournant du 19ème siècle avec les guerres révolutionnaires et napoléoniennes). Le graphique est tiré d’une étude faite par deux historiens économistes, Joachim Voth et Nico Voigtländer, qui, dans un papier résumé de Vox-EU, soutiennent que c’est précisément l’intensité létale de cette époque qui a permis à l’Europe son décollage économique à compter du 18ème siècle. Ils soutiennent que la Chine n’a pas eu cet « avantage », l’empire ayant gardé la capacité de maintenir la paix et la bonne alimentation pour sa population. Ils mentionnent aussi comme élément d’explication les progrès techniques stimulés par les besoins de la guerre, et le fait, peu connu, que les villes européennes étaient beaucoup plus sales et propices aux maladies que les villes chinoises, avec donc une mortalité considérablement plus élevée.

Graphique : Part de la population européenne vivant dans des zones de guerre

Les historiens pourront débattre de cela. Le décollage économique anglais est advenu dans un pays qui précisément a été globalement épargné par les guerres, protégé qu’il était par ses mers et par sa solide marine, et où le niveau de vie de la population était bien plus élevé que sur le continent. Le Royaume-Uni pouvait ainsi consacrer une part bien plus faible de son PIB  aux dépenses militaires, avec l’effet bénéfique que son aristocratie, c’est-à-dire la partie la plus éduquée de sa population, n’avait pas à faire les jolis cœurs sous l’uniforme et les champs de bataille et pouvait se consacrer davantage à d’autres aspects du bien commun que la seule défense (ou agression) militaire. D’où la florescence des sciences et des arts, mieux qu’ailleurs en Europe, surtout si l’on prend en compte le poids somme toute réduit de leur population. D’où aussi le décollage économique qui est advenu.

Cet autre graphique illustre aussi la thèse de l’ambivalence des fléaux, tiré d’un papier récent de Guido Alfani. Il reporte le calcul, très pikettien et assez acrobatique il faut le reconnaître, de la part du revenu national allant au 10% les plus riches de la population, ceci depuis les années 1300. Avec cette fois l’illustration que les fléaux réduisent l’inégalité des revenus, avec comme exemples à nouveau la Grande peste et ce qu’on peut appeler la « très grande guerre mondiale » de 1914-46. À nouveau, parce la ponction démographique – et parfois la destruction patrimoniale qu’amènent la guerre et le cortège d’inflation qui suit– a pour effet de faire croître les salaires réels et permet donc un début d’accumulation du patrimoine par le bas, ce qui réduit la part des plus riches.

Graphique 2 : Part de la richesse nationale détenue par les 10% les plus riches (1300-2010)

Notes: The Alfani series is an average of the Sabaudian State, the Florentine State and the Kingdom of Naples (Apulia). Before 1600, only information about the Florentine State and the Sabaudian State is available. The Piketty series is an average of France, the UK, and Sweden. Sources: Alfani (2017), Piketty (2014).

L’esclavage est aussi un fléau de l’humanité. Ce qui oblige à comparer les États-Unis du 18ème siècle et du début du 19ème siècle avec l’Europe, comme le fait merveilleusement l’historien économiste Evsey Domar dans un papier de 1970 (« The Causes of Slavery or Serfdom: A Hypothesis ») : les salaires y étaient beaucoup plus élevés, à nouveau parce que la population y était faible et les terres agricoles abondantes. Dès qu’il débarquait à Ellis Island avec sa famille, le nouvel immigrant ne pensait qu’à filer vers l’ouest ou la région des lacs, ce qui créait une pénurie de main d’œuvre locale. Mais surtout, l’essentiel de l’activité économique était les grandes plantations du sud qui avaient trouvé le moyen, par l’esclavage, de river la main d’œuvre au sol, en quelque sorte de créer un marché dual du travail. C’est ce qui permettait que les salaires ouvriers soient élevés au Nord (imaginez l’effet sur les salaires qu’aurait eu une arrivée brutale d’esclaves noirs libérés dans les filatures de New-York !). L’esprit pionnier et preneur de risque qui fait tant partie de l’esprit américain qu’on admire doit beaucoup à ceux qu’on empêchait d’être pionniers et preneurs de risque.

Il faudra bien aussi qu’un jour les historiens recherchent s’il y a un lien entre les horreurs maoïstes de l’après-guerre en Chine et l’énorme ponction démographique qu’ont causée le Grand bond en avant et la Révolution culturelle populaire prolétarienne (que les étudiants parisiens de 1968 appelaient malicieusement « Rêve au cul dans la Chine Pop ! ») et le rebond économique qui a suivi à la fin des années 70.

 

Apollinaire titrait le magnifique poème d’où est tiré le titre de ce « Graphique », L’adieu du cavalier. En voici un extrait :

Ah Dieu ! que la guerre est jolie
Avec ses chants ses longs loisirs (…)
(Il) mourut là-bas tandis qu’elle
Riait au destin surprenant

Parlait-il d’un des cavaliers de l’Apocalypse, apportant son lot de fléaux ? Dont par anticipation la grippe espagnole, directe conséquence de la guerre de 14, qui l’a emporté en 1918, lui qui aurait tant aimé vivre les Années folles d’après-guerre, une période de forte remontée des salaires ?

Au 4ème siècle, les bons maîtres de l’Église ont hésité longtemps avant d’introduire l’Apocalypse, dont l’origine était peu claire, au sein du corpus biblique. On y mélangeait douteusement le bien et le mal. Ce que fait tout aussi douteusement le présent billet.

Voyez, cher lecteur de Vox-Fi, que votre blog favori sait quitter le terrain aride de la finance d’entreprise pour introduire l’histoire, la poésie et la théologie.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 14 novembre 2018.