La Commission européenne a récemment demandé aux autorités irlandaises de récupérer pas moins de 13 milliards d’euros d’aides d’Etat qualifiées d’illégales auprès du groupe américain Apple ! Coup d’éclat sans lendemain ou prémisses d’une action d’envergure ?

 

A l’issue d’une enquête approfondie, la Commission européenne (ci-après la « Commission ») a conclu que l’Irlande a accordé une aide d’Etat prohibée au groupe américain Apple, et a demandé aux autorités irlandaises de récupérer pas moins de 13 milliards d’euros d’aides qualifiées d’illégales auprès du groupe1 !

Ce dernier, appuyé en cela par l’Etat irlandais, a porté cette affaire devant les juridictions européennes2 mais il n’en reste pas moins que cela a porté un rude coup à l’image et à la réputation de la marque en Europe.

Même si cette décision a fait l’objet d’une couverture médiatique beaucoup plus importante que les autres en France vu l’aura des GAFAs et les sommes en jeu, elle n’est pas isolée. Elle fait au contraire partie d’une série d’affaires et d’enquêtes en cours sur ce même fondement des aides d’Etat considérées comme illégales concernant d’autres groupes aussi connus que Fiat ou encore Engie.

Il semble donc que ce flux désormais continu traduise une approche novatrice et extrêmement volontariste de la Commission, qui utilise cet outil de l’arsenal juridique communautaire comme une nouvelle arme pour lutter contre l’évasion fiscale au niveau européen.

Mais encore faut-il pour cela que ses arguments soient réellement pertinents et juridiquement fondés afin que ces actions puissent prospérer jusqu’à leur terme. Or, tel n’est pas toujours le cas. Cela fragilise sensiblement l’édifice en cours de construction en la matière.

 

Une notion purement économique au secours de la lutte contre l’évasion fiscale

Les États membres sont libres de décider de la politique économique qu’ils jugent la plus appropriée et, en particulier, de répartir comme ils l’entendent la charge fiscale entre les différents facteurs de production.

Toutefois, ils doivent exercer cette compétence dans le cadre du droit de l’Union européenne3, et notamment en respectant les principes posés par l’article 107, paragraphe 1, du Traité de fonctionnement de l’Union européenne (ci-après « TFUE »), concernant les aides d’État.

En vertu de ces dispositions, de telles aides sont en effet interdites dès lors qu’elles comportent les quatre caractéristiques suivantes : elles affectent les échanges entre Etats membres ; elles sont accordées par les Etats ou au moyen de ressources d’Etat sous quelque forme que ce soit ; elles faussent ou menacent de fausser la concurrence ; et elles favorisent certaines entreprises ou certaines productions.

En d’autres termes, est prohibée notamment toute forme d’aide qui assure un avantage sélectif non justifié à son bénéficiaire entraînant une distorsion de concurrence sur le marché.

Il s’agit donc d’un principe avant tout destiné à garantir une concurrence loyale au sein de l’Union européenne et à favoriser le commerce entre Etats membres, et non d’un texte à vocation fiscale.

Néanmoins, la Commission y a habilement recours pour lutter contre ce qu’elle qualifie d’évasion fiscale résultant de rescrits fiscaux, ou rulings, accordés par certains Etats membres. De tels rescrits ont en effet pour but d’établir à l’avance l’application qui sera faite du régime de droit commun à un cas particulier, compte tenu des faits et des circonstances qui lui sont propres.

Cela peut se faire par exemple pour se mettre d’accord sur la manière dont les dispositions d’une convention fiscale bilatérale ou celles résultant d’une législation nationale seront appliquées à une situation spécifique, ou sur les modalités de détermination des prix de pleine concurrence pour les opérations entre parties liées.

Dès lors, lorsqu’un rescrit fiscal avalise un résultat qui ne reflète pas de manière fiable celui qui aurait été obtenu en appliquant les conditions normales du marché, c’est-à-dire le régime fiscal de droit commun, il peut conférer un avantage sélectif à son destinataire. En effet, ce traitement « de faveur » entraîne alors une diminution de l’impôt dans l’Etat membre concerné au seul profit du bénéficiaire, par comparaison avec les entreprises se trouvant dans une situation factuelle et juridique similaire.

La société concernée se trouve alors déchargée de coûts normalement inhérents à ses activités économiques. De ce fait, elle bénéficie d’économies d’impôt susceptibles de fausser la concurrence, car elle est alors en mesure de mobiliser des moyens financiers que ses concurrents n’ont pas pour investir et/ou prendre des parts de marché en pratiquant par exemple une politique commerciale plus agressive. Lorsqu’il s’agit d’un groupe largement présent dans une majorité d’Etats membres de l’Union européenne, ces mêmes considérations conduisent à conclure que les échanges au sein de l’Union peuvent en être affectés.

Sur le principe, il semble donc tout à fait envisageable de prétendre que certains rescrits fiscaux doivent être qualifiés d’aides d’Etat, et donc que les groupes bénéficiaires doivent rembourser les sommes correspondant aux avantages indus dont ils ont profité.

 

La Commission multiplie les procédures relatives aux aides d’Etat issues de rescrits fiscaux

Et c’est ce que n’a pas manqué de faire la Commission. Dans ses récentes décisions et lors de ses enquêtes formelles en cours relatives aux aides d’Etat, elle s’intéresse en effet à différents problèmes posés par les rescrits fiscaux qui sont de nature à conférer des avantages sélectifs à des entreprises données.

Tout d’abord, c’est le cas lorsque les prix de transfert pratiqués se révèlent non conformes à la réalité économique. Ainsi, les deux décisions adoptées par la Commission le 21 octobre 2015 au sujet du traitement fiscal accordé à Fiat au Luxembourg4 et à Starbucks aux Pays-Bas5 ont conclu que les rescrits en cause avaient approuvé des prix de transfert non conformes aux conditions de pleine concurrence devant prévaloir entre deux sociétés indépendantes.

Elles en ont déduit que les deux Etats membres cités ont accordé des avantages fiscaux sélectifs aux entreprises concernées en violation des règles de l’Union relatives aux aides d’Etat. La Commission a également ouvert une enquête au sujet d’un accord en matière de prix de transfert consenti par le Luxembourg au groupe Amazon. Cette enquête est toujours en cours.

Mais c’est aussi le cas quand les méthodes de répartition des bénéfices sont jugées non conformes à la réalité économique. Dans sa décision précitée du 30 août 2016, la Commission a décidé que le groupe Apple bénéficiait d’avantages fiscaux prohibés en Irlande, du fait de rulings fiscaux avalisant une méthode de répartition interne des bénéfices entre deux sociétés irlandaises du groupe et le siège américain qui n’avait aucun fondement factuel ni économique.

Enfin, la Commission a également recours à cette notion d’aides d’Etat en cas d’application incohérente d’une législation nationale entraînant une double non-imposition discrétionnaire : l’enquête approfondie ouverte aujourd’hui au sujet de rulings accordés par le Luxembourg à Engie, ex-GDF Suez6, événement largement commenté dans la presse française, en est un bon exemple.

Mais si l’on voit bien comment un rescrit fiscal peut procurer un avantage à son destinataire, encore faut-il que cet avantage soit suffisamment sélectif pour entrer dans le champ des dispositions prohibant les aides d’Etat. Or, malgré les apparences, cela n’a rien d’évident a priori, voire même à l’issue d’une analyse fine, objective et approfondie des faits dans certains cas.

La sélectivité des mesures doit normalement s’apprécier au moyen d’une analyse en trois étapes. Dans un premier temps, il convient de définir le système de référence.

En second lieu, il y a lieu de déterminer si une mesure donnée constitue une dérogation à ce système, dans la mesure où elle introduit des différenciations entre opérateurs économiques se trouvant, au regard de ses objectifs intrinsèques, dans une situation factuelle et juridique comparable.

L’appréciation de l’existence d’une dérogation est un élément clé de cette partie de l’examen, et permet de tirer une conclusion quant à au caractère a priori sélectif de la mesure. Si cette dernière ne constitue pas une dérogation au système de référence, elle n’est pas sélective.

A défaut (donc si elle est a priori sélective), il convient d’établir, dans un troisième temps, si une telle dérogation peut être justifiée par la nature ou l’économie générale dudit système. Si une mesure a priori sélective est ainsi justifiée, elle n’est alors pas considérée comme sélective, et ne peut donc pas être qualifiée d’aide d’Etat prohibée.

 

Un cas symptomatique : celui d’Engie

Les montages entre les deux sociétés du groupe agissant comme prêteurs, d’une part, et les deux autres ayant une position d’emprunteurs, d’autre part, fonctionnent en substance de la façon suivante :

  • Les conditions de chaque emprunt convertible à taux zéro prévoient que l’emprunteur enregistre dans sa comptabilité une provision pour intérêts débiteurs, alors qu’il ne verse en réalité aucun intérêt au prêteur. Les paiements d’intérêts sont des dépenses fiscalement déductibles au Luxembourg. Les montants provisionnés représentant une part importante du bénéfice des emprunteurs, les impôts que ces derniers paient au Luxembourg s’en trouvent sensiblement réduits.
  • Si le prêteur avait perçu des intérêts, ces derniers auraient été soumis à l’impôt sur les sociétés au Luxembourg. Au lieu de cela, les emprunts sont par la suite convertis en parts du capital de la société au bénéfice du prêteur. Les actions incluent la valeur des intérêts provisionnés.
  • Ces bénéfices – qui ont été déduits par l’emprunteur à titre d’intérêts – ne sont toutefois pas imposés comme des bénéfices au niveau du prêteur, parce qu’ils sont considérés comme des paiements similaires à des versements de dividendes liés à des prises de participation.

Ce traitement a été validé par l’administration fiscale luxembourgeoise dans le cadre de rescrits accordés au groupe, ce qui lui a permis d’économiser un montant très significatif d’impôts localement.

En l’espèce, le système de référence est à l’évidence le régime fiscal luxembourgeois, puisqu’il s’agit de transactions n’impliquant que des entités résidentes dans ce pays. La question est alors de savoir si les rulings visés font une application dérogatoire de ce système, ou si le résultat aboutissant incontestablement à un avantage pour Engie ne résulte que de son utilisation certes habile mais légale de règles imparfaites.

Autrement dit, tout autre groupe ayant recours à ce même schéma aurait-il, en tout état de cause, obtenu le même traitement de faveur ? Auquel cas cet avantage ne serait pas « sélectif » au sens communautaire du terme. Tout le débat engagé entre la Commission, le gouvernement luxembourgeois et le groupe porte notamment sur ce point fondamental, dont dépend en grande partie l’issue de cette enquête.

 

Conclusion

En se référant à cette notion d’aides d’Etat, la Commission espère donc avoir trouvé le bon filon pour s’attaquer de front aux pratiques aboutissant selon elle à éluder artificiellement l’impôt au sein de l’Union européenne, lorsque les dispositifs anti-abus pourtant de plus en plus répandus restent inefficaces.

Mais les exemples d’Apple et d’Engie montrent bien qu’elle a encore beaucoup de chemin à parcourir pour parvenir à ses fins, et que le « succès » de cette politique dépendra largement de l’issue des contentieux en cours devant la Cour de Justice de l’Union et des enquêtes approfondies diligentées en la matière.

L’autre enjeu majeur porte sur le caractère de facto rétroactif de telles décisions de la Commission, dès lors qu’il s’agit pour les administrations fiscales concernées de récupérer des sommes non perçues au titre d’exercices antérieurs, qui plus est couverts la plupart du temps par la prescription fiscale.

Autant on peut comprendre que les gouvernements en cause soient « incités » à modifier rapidement leur système fiscal pour remédier à de telles pratiques, autant il semble contraire à la plus élémentaire sécurité juridique de remettre en cause a posteriori des règles ou interprétations n’enfreignant aucunement les textes et le droit positif applicables au moment des faits.

 

1. Décision de la Commission européenne SA.38373 du 30 août 2016.

2. Recours du 19 décembre 2016, Apple Sales International et Apple Operations Europe c. Commission.

3. Cf. § 156 de la communication de la Commission européenne sur la notion d’« aide d’Etat » visée à l’article 107, paragraphe 1, du TFUE du 19 juillet 2016.

4. Décision SA.38375 du 21/10/2015.

5. Décision SA.38374 du 21/10/2015.

6. Voir ci-après pour quelques explications sur le schéma objet du rescrit.

 

Cet article a été dans le numéro de mai 2017 de la revue finance&gestion.