Lors du dernier congrès de l’AFSE[1], en mai 2018, une jeune économiste, Mariona Segú, de l’Université de Paris-Sud, a présenté une étude originale : peut-on mesurer, prenant l’exemple de Barcelone, l’effet que l’arrivée de Airbnb peut avoir sur le niveau des loyers d’une grande ville à la situation immobilière tendue ? Il s’agit, on le sait, d’un sujet politique chaud, à Barcelone comme à Paris, New-York, San Francisco ou Londres. D’autant que l’offre Airbnb a explosé (plus de 15.000 « hôtes » dans Barcelone désormais), et que ceci n’est pas pour rien dans l’élection d’un maire très hostile désormais à l’implantation de cet agent immobilier d’une nature très particulière.

La venue d’Airbnb dans une ville est susceptible d’avoir des effets multiples. En (très) positif, un clair gain d’efficacité, ouvrant une offre nouvelle et abondante de capacité d’accueil et réalisant un meilleur appariement entre la demande et l’offre. Le tourisme s’en voit stimulé et l’investissement immobilier du propriétaire est plus rentable.

Mais en négatif, au moins ces trois effets :

  • Airbnb vit en partie de réglementations à son avantage. Si l’on devait imposer d’un coup aux « hôtes » Airbnb les normes sanitaires et techniques qui s’imposent à l’hôtellerie classique, le beau modèle passerait un mauvais moment.
  • La population attirée occasionne des nuisances de bruits et autres, et peut-être une dénaturation de la ville. (Les habitants de Barcelone en sont à objecter que leur ville devienne une sorte de parc d’attraction géant pour une clientèle internationale, un fléau qu’a connu en son temps Venise.)
  • Et surtout, une forte externalité sur le prix de loyers et de l’immobilier dans les villes ayant un attrait touristique.

Ce dernier effet se réalise par deux canaux : un effet d’offre, les propriétaires basculant leur offre de location de contrats à long terme vers des contrats à très court terme. La population résidente à la recherche d’une location pérenne s’en voit pénalisée et les loyers montent. Et un effet demande, puisque les locataires qui sous-louent leur appartement abaissent ainsi le coût de la location et sont donc, en zones tendues, prêts à accepter des loyers plus élevés. Comme toujours, quand l’offre est rationnée, ce sont les propriétaires qui captent in fine la rente de rareté.

Ceci est la théorie, mais qu’en est-il en pratique ? L’effet spécifique à Airbnb est difficile à isoler : est-ce Airbnb qui fait monter les loyers, ou au contraire la hausse des loyers qui rend très rentable la location de courte durée et donc stimule l’offre Airbnb ? Il y a ce que les économètres appellent une question d’endogénéité, où cause et conséquence s’entremêlent.

La stratégie d’estimation retenue par Mariona Segú est astucieuse. Il lui faut trouver un facteur qui arrive à capter la hausse des annonces d’Airbnb sans être dépendante de la hausse des loyers. Ce qu’on appelle en économétrie une variable instrumentale. Or, une telle variable existe, soutient-elle. Elle remarque qu’il y a une zone de la ville, près de la plage de Barcelone, qui était traditionnellement déshéritée et négligée comme habitat par les Barcelonais. Par contre, c’est la zone, proximité de la plage aidant, qui aujourd’hui est favorisée par les touristes voulant loger quelques jours dans la ville. Elle dispose donc d’une variable, la distance en kilomètre à la plage, indépendante du mouvement général de hausse des loyers.

On voit sur la carte qui suit que la densité Airbnb, i.e. le nombre de logements offerts par les « hôtes » en relation avec le nombre total de logements, n’est pas corrélée avec le niveau de revenu des habitants.

Forte de cela, elle est capable de corriger l’effet de la hausse des loyers sur l’offre Airbnb, et d’obtenir une estimation du pur effet en retour de la densité accrue d’Airbnb sur les loyers de la ville. Elle estime ainsi que l’arrivée d’Airbnb a déjà fait croître de 4% les loyers barcelonais.  Pour mémoire, les loyers à Barcelone ont crû de 28% sur 2013-16. L’effet est donc faible, mais pas négligeable. Elle estime de plus qu’une hausse de 1% de la densité, soit aujourd’hui 150 hôtes en plus, ferait monter aujourd’hui les loyers de l’ordre de 2%, et dans certains quartiers, de 4%.

C’est probablement une méthode à affiner, mais qui en l’état permet de poser quelques jalons chiffrés sur le phénomène.


[1] Association française de sciences économiques.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 6 juin 2018 et le 24 juillet 2019.