D’abord les faits, bien résumés dans un article des Echos du 7 octobre : Airbus hésite à renouveler son best-seller, l’A320, monocouloir moyen-courrier et vache à lait de la compagnie depuis son lancement en 1988. Des changements ont été apportés, notamment dans le dessin des ailes, mais faut-il aller plus loin ? Airbus ne veut en aucun cas lancer un programme entièrement nouveau, à cause du coût et parce qu’elle porte déjà des programmes lourds et à haut risque, tels l’A380, l’A350 et l’A400M.
Ne rien faire et continuer à faire vivre l’avion pendant dix ans encore, au prix de modifications mineures est donc une seconde option d’Airbus, et certainement sa préférée du point de vue des risques et des coûts. Elle aurait aussi l’assentiment de Boeing, qui connaît les mêmes dilemmes qu’Airbus et se satisferait d’un statu quo. Mais elle expose Airbus (et par conséquent Boeing) au danger de voir naître un concurrent, du côté de Bombardier ou même du chinois Comac, qui prendraient pied sur le segment des monocouloirs en copiant les technologies éprouvées, mais avec une motorisation moderne, consommant 15 % de moins de carburant. Une troisième option est alors possible pour Airbus, intermédiaire entre les deux premières, consistant à remotoriser son avion à partir de la même structure, et ceci à coût réduit. Cela couperait l’herbe sous les pieds de la concurrence montante : à encombrer le marché, on rend très risqué l’entrée pour un nouvel acteur.
Hélas, cette solution n’est pas non plus idéale. En effet, Boeing n’a pas la capacité de revamper son propre équivalent de l’A320, à savoir le B737. Il s’agit d’un avion trop court sur pattes, dont la structure interdit des modifications majeures. Devant la menace présentée pour lui par Airbus, Boeing serait alors conduit à concevoir un B737 entièrement nouveau, et donc beaucoup plus performant, rendant obsolète l’A320, même remotorisé. Cela éliminerait toute chance de succès des outsiders, mais affaiblirait fortement Airbus, ceci au prix d’un risque financier majeur pour lui, compromettant les programmes ambitieux où il s’est lui-même engagé (voir ses déboires dans la mise sur le marché du B777 et dans son relifting du B747, censé résister à la venue de l’A380).
On est là en plein calcul stratégique. A ce niveau, la concurrence industrielle s’assimile à l’art militaire. Faut-il, et à quel moment, construire un nouveau système de missiles ? Comme pour l’analyse stratégique, les paramètres de la réflexion sont à la fois simples et peu nombreux (un duopole ayant sur ses marges des possibilités de contestation), et pourtant les solutions ouvertes sont infinies. Exercice pour étudiants de business schools : que recommanderiez-vous à Airbus si vous étiez dans leurs chaussures ? Dans celles de Boeing ? De Bombardier ou de Comac ? Des compagnies aériennes ?
Apparaît une caractéristique classique de la théorie des jeux appliquée à la stratégie : un excès de force vous affaiblit parfois. La situation optimale serait celle où Boeing aurait également la possibilité de remotoriser à faible coût son B737. Ainsi, le duopole fonctionnerait de façon stable : chacun des deux acteurs dominants procéderait à la remise à niveau de leur avion et, en se faisant durement concurrence, étoufferait toute velléité d’un troisième larron. C’est ce que Thomas Schelling, un des fondateurs de la théorie des jeux, et prix Nobel pour l’occasion, appelait la stratégie de la guerre limitée. Mais il ne faut pas se tromper sur la faiblesse relative de l’adversaire : Airbus pourrait se laisser aller à un gambit hardi, consistant à aller de l’avant dans un relifting profond de l’A320, et pousser Boeing à prendre le risque financier d’un nouveau programme. Si Boeing y renonce, les concurrents tiers viendront sur le marché et la structure de duopole pourrait être remise en cause, Airbus devenant l’acteur dominant. Si Boeing va de l’avant, cela libérera peut-être la pression sur d’autres programmes d’Airbus. Boeing bien sûr peut être tenté par le gambit inverse.
Second enseignement de cette situation, un duopole peut s’accompagner d’une concurrence au couteau, contrairement à ce qu’on croit trop souvent. Et dans certains cas, c’est même la structure industrielle optimale. Sans aller trop loin dans la défense de notre champion européen, il n’est pas forcément de l’intérêt des compagnies aériennes, et disons du consommateur final, qu’arrivent des constructeurs tiers sur le terrain des moyens-courriers. Parce que ce mouvement, indiscutablement à l’avantage à court terme des utilisateurs de ces avions, privera les deux acteurs dominants de leurs vaches-à-lait dans ce segment relativement simple du marché, et leur ôtera les moyens financiers d’entreprendre des programmes plus ambitieux et risqués dans les long-courriers ou dans les matériaux de demain.
Prise de tête, non ?
François Meunier