Allemagne : de l’homme malade de l’Europe à la superstar économique
La performance de l’Allemagne se distingue de celle du reste des pays européens. Ce succès est souvent attribué aux réformes Hartz du marché du travail, que certains veulent voir appliquer en France. Ce billet soutient l’inverse. Les réformes Hartz n’ont joué aucun rôle essentiel. La clé a été la menace de la délocalisation vers l’Europe centrale et l’autonomie des institutions du marché du travail allemand mise en place vers le milieu de la décennie 90. Ces deux facteurs ont contraints les syndicats de faire les concessions nécessaires en matière salariale. La leçon pour les autres pays est de décentraliser davantage les négociations salariales, en les mettant au niveau de l’entreprise, tout en gardant des syndicats forts pour défendre les travailleurs. Nous présentons ici en traduction le résumé repris dans Vox-EU d’un remarquable papier paru dans le Journal of Economic Perspectives, vol 28, 1, Winter 2004.
À la fin des années 1990 et au début des années 2000, l’Allemagne était appelée « l’homme malade de l’Europe ». Aujourd’hui, c’est la superstar économique. Le chômage allemand est passé de 5 millions en 2005 à environ 3 en 2008 avec une chute du taux à 7,7% en 2010. Les exportations allemandes ont battu tous leurs records, avec 1,7 Tr$ en 2011, soit à peu près la moitié du PIB, ou encore 7,7% des exportations mondiales. Comment expliquer cette transformation en moins d’une décennie ?
Beaucoup d’analystes donnent crédit aux changements du marché du travail allemand connus sous le nom de réformes Hartz. D’autres mettent l’accent sur un comportement d’embauche trop prudent pendant le boom des exportations de 2005-07.
Nous pensons au contraire que l’étonnante transformation de l’économie allemande est due à :
- un processus sans précédent de décentralisation de la négociation salariale qui a conduit à une baisse spectaculaire des coûts salariaux unitaires et, finalement, à une augmentation de la compétitivité de l’économie allemande ;
- processus qui a été rendu possible par la structure de gouvernance spécifique du marché du travail allemand. Elle n’est pas ancrée dans la législation nationale, mais au contraire dans les contrats et les accords mutuels entre les partenaires sociaux, associations d’employeurs, comités d’entreprise et syndicats.
Ainsi, dans la période de conjoncture économique difficile connue à compter de 2008, cette organisation du marché du travail s’est révélée beaucoup plus souple qu’on le pensait.
Les réformes Hartz 2002-05 n’ont joué aucun rôle essentiel
Tant le processus de décentralisation des négociations salariales que l’amélioration de la compétitivité de l’industrie allemande ont commencé au milieu des années 1990, près d’une décennie avant les réformes Hartz.
Nous ne croyons pas que le processus politique seul – si l’autonomie de négociation des salaires n’avait pas existé – aurait été en mesure d’atteindre le même degré de décentralisation des salaires, qui a finalement conduit à l’amélioration significative de la compétitivité allemande.
Quelle leçon pour l’Europe du Sud ?
Les pays de l’Europe du Sud peuvent apprendre de l’expérience allemande. Certains, comme l’Italie et la France, ont une organisation du marché du travail beaucoup plus centralisée et inscrite dans la loi que l’Allemagne, ce qui fait que la réforme doit s’appuyer davantage sur le processus politique. Que des changements aussi radicaux puissent être atteints dans ces pays reste donc une question ouverte.
L’expérience allemande ne fournit aucun argument pour recommander des réformes politiques du type Hartz. Au contraire, l’Allemagne oblige à tourner notre attention vers des réformes visant le système de relations sociales par une décentralisation des négociations salariales au niveau de l’entreprise tout en préservant le rôle des représentants des travailleurs concernés.
Comment l’Allemagne a-t-elle amélioré sa compétitivité ?
Le graphique 1 reporte les coûts unitaires du travail pour divers pays, ajustés des parts de marché des pays avec lesquelles chacun de ces pays est en concurrence (voir notre article pour plus de détails sur le calcul). Il montre que depuis 1995 la position concurrentielle de l’Allemagne s’est constamment améliorée, tandis que celle de certains de ses principaux partenaires commerciaux s’est détériorée (Espagne et Italie) ou est restée proche de son niveau de 1995 (France).
Nous soutenons que dans la 1ère moitié de la décennie 1990, le système allemand de relations sociales a accru considérablement la décentralisation du processus de fixation des salaires, des horaires et d’autres aspects des conditions de travail, tant au niveau de l’industrie que de la région que de l’entreprise ou même que du travailleur. Ce phénomène a contribué à faire baisser les salaires, en particulier pour la partie inférieure de la distribution des salaires, et en fin de compte d’améliorer la compétitivité de l’économie allemande.
Les relations sociales en Allemagne (qu’on appelle significativement « relations industrielles » en allemand) ne sont ni ancrées dans la législation ni régies par le politique, mais placées dans l’ordre des contrats et des accords mutuels entre les trois principales parties prenantes sur le marché du travail : les syndicats, les associations d’employeurs et les comités d’entreprise (généralement présents dans les entreprises moyennes et grandes).
Cela a permis une décentralisation sans précédent du processus de fixation des salaires, tirée par deux évolutions principales :
- Une forte baisse de la part de travailleurs couverts par des conventions collectives, et
- une augmentation des clauses dites d’ouverture renforçant le rôle des comités d’entreprise pour la discussion des salaires par rapport aux syndicats.
Quant aux réformes Hartz, elles ont été mises en œuvre près d’une décennie après cette décentralisation, à un moment où le renforcement de la compétitivité avait déjà commencé. En outre, elles ont davantage porté sur les incitations à la recherche d’emploi plutôt qu’à pousser à la modération salariale.
Graphique 1 : Coûts salariaux unitaires depuis 1995 dans certains grands pays
Source: Indicateurs économiques de l’OCDE.
Pourquoi la flexibilité des relations sociales ne devient apparente qu’à partir du milieu des années 90 ?
C’est le fardeau fiscal de la réunification allemande, couplé à un environnement mondial plus concurrentiel, qui a rendu plus difficiles aux entreprises allemandes de payer des salaires élevés. De plus, les possibilités nouvellement ouvertes de déplacer la production vers l’Europe de l’Est ont changé l’équilibre du pouvoir entre les syndicats et les fédérations patronales.
Cela a forcé les syndicats et/ou les comités d’entreprise, sauf à être marginalisés, d’accepter les modifications aux conventions sectorielles qui ont souvent entraîné une baisse des salaires pour les travailleurs. En conséquence, le marché du travail allemand semble être beaucoup plus souple que ce à quoi beaucoup s’attendaient.
Pourquoi les autres pays n’agissent pas de la même manière que l’Allemagne ?
Les relations sociales dans d’autres pays d’Europe continentale ne présentent pas la même flexibilité que le système allemand. Dans les pays comme la France et l’Italie, les salaires sont souvent négociés d’une branche au niveau national. Ils s’appliquent à toutes les entreprises du secteur, que l’entreprise reconnaisse ou non la convention nationale. La couverture par des conventions collectives est remarquablement stable à des niveaux très élevés : à environ 90 % en France et 80 % en Italie pendant les années 1990 et 2000, indique l’OCDE (2012).
Plus encore, de nombreuses règles qui sont du domaine du contrat de travail en Allemagne ressortissent de la loi dans d’autres pays (telles que le salaire minimum en France) ou mis en œuvre à l’échelle nationale (les conventions collectives). Elles nécessitent donc un consentement à un niveau beaucoup plus élevé (notamment sur le plan politique) pour être modifiées.
En conclusion, on ne devrait pas conseiller aux autres pays de mettre en œuvre des réformes du type Hartz, comme le font certains économistes et la chancelière Angela Merkel elle-même. Il est préférable de recommander une réforme des relations entre les partenaires sociaux renvoyant la négociation salariale au niveau de l’entreprise, tout en gardant des syndicats assez puissants pour que les employés profitent à nouveau lorsque les conditions économiques s’amélioreront.
Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi le 7 février 2014.