Corrélation n’est pas raison, on le sait. Mais la superposition de ces deux graphiques est saisissante. Il s’agit pour le premier de l’évasement croissant de l’éventail des salaires aux États-Unis sur longue période (mesuré par le Gini comme par l’écart entre les déciles D9 et D1 de revenus ; source : Claudia Goldin et Lawrence Kast) ; pour le second, de l’évolution de l’appartenance syndicale des salariés étatsuniens (hors secteur agricole ; source : Richard Freeman). Manifestement, ce que disait Adam Smith reste vrai : pour une négociation salariale équilibrée, les travailleurs doivent s’unir parce que les patrons qu’ils ont en face d’eux ont toute facilité, vu leur faible nombre, d’organiser la collusion entre eux (voir en bas de l’article le ch. VIII de la Richesse des nations).

 

Graphique 1 : Éventail des revenus salariaux

 

Graphique 2 : Taux de syndicalisation aux États-Unis

 

Les facteurs à l’œuvre sont nombreux, notamment une législation qui rend très difficile l’organisation syndicale, comme le développait déjà ce billet de Vox-Fi : Il ne fait pas bon être syndicaliste aux États-Unis. Un second facteur, sur lequel on s’attarde ici, est le changement radical de la structure des emplois : les usines à fort contenu en main-d’œuvre sont parties en Asie, les métiers de services sont restés à demeure. Or, c’est bien dans un lieu unique, resserré, que peut se développer une culture ouvrière spécifique, avec ses codes, ses traditions, ses solidarités, ce qui rend plus aisée la structuration en syndicats. Il en va de même pour l’économie pigiste des plateformes, même si, à la différence d’autres métiers de service, les conditions de travail et rémunérations sont largement similaires pour tous et guère confortables en général.

 

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Toutefois, un métier se singularise, la logistique, puisque les effets d’échelle n’y sont atteints qu’avec des entrepôts importants, réunissant en un même lieu des centaines de travailleurs. Il y a là une réplique, près de deux siècles après, d’un capitalisme manchestérien, assez bien décrit dans cet article de Bloomberg.

Amazon vante ses salaires de 15 $ de l’heure, qui dépassent le minimum fédéral de 7,25 $/h. Mais dans le cas de l’entrepôt de Bessemer, qui a fait parler de lui en raison de la bataille gagnée par Amazon et perdu par les syndicalistes pour y imposer un syndicat, ce 15 $ rémunère pour partie des anciens salariés métallurgistes de Bethleem Steel, qui gagnaient assez facilement 35 $/h, un niveau de rémunération qui leur permettait de se sentir partie prenante de la classe moyenne. Et ce 15 $ est inamovible : par une politique d’obsolescence délibérée, Amazon plafonne toute augmentation après trois ans de service, sauf si le travailleur est promu. Cela encourage une offre constante de nouveaux travailleurs moins bien payés. Et pour faciliter cette noria, Amazon fait miroiter des primes de départ de 1000 $ (900 €) pour celui qui démissionne, une économie significative si celui-ci est remplacé par un salarié payé à 15 $ l’heure.

 

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Tout cela est en train de changer. Le retour au plein-emploi obligera probablement Amazon à avoir plus de considération pour son personnel. Et il y aura probablement d’autres Bessemer. Le grignotage syndical va se poursuivre, dans un climat de renforcement du mouvement ouvrier aux États-Unis. Le président Biden semble y pousser. À noter que l’intervention syndicale change de nature : moins de lutte sur le site de travail, davantage de lobbying, de manifestations publiques, de communication, de relais avec l’opinion publique.

 

Pour consulter le très instructif texte d’Adam Smith sur les salaires (chapitre VIII de la Richesse des nations), cliquer ici