Plus qu’un graphique, un tweet. Celui qu’envoie Jeff Bezos au sénateur Bernie Sanders, en réponse à un premier tweet de Sanders faisant suite à la décision d’Amazon de mettre en place un salaire minimum de 15$ par heure (13€) pour les 350.000 employés qui travaillent pour la société aux États-Unis. Bernie Sanders, faut-il le rappeler, est le candidat malheureux aux Primaires démocrates de la récente élection présidentielle, un candidat qui incarne fortement la gauche du Parti démocrate et qui n’a eu de cesse de dénoncer les profits croissants des entreprises américaines alors que stagne continument le pouvoir d’achat de leurs salariés.

Et Amazon était l’une de ces cibles répétées. En effet, chose difficile à imaginer depuis l’Europe, une bonne part des salariés d’Amazon touche l’aide publique du gouvernement fédéral (la EITC, Earned Income Tax Credit) en raison de leurs trop bas salaires, ou dit autrement, selon les mots de Sanders, Amazon est en pratique subventionné par le contribuable américain, le complément salarial venu du gouvernement lui permettant de verser des bas salaires. Amazon n’est pas la seule compagnie américaine dans ce cas, mais, par rapport aux Walmart et autres McDonald’s, c’est certainement la plus visible.

Le cours boursier a commencé à saluer la nouvelle (tiens ! la Bourse en phase avec les coûts salariaux !) avant de se replier à son niveau antérieur.

Le moment est important, comme le signale Sanders dans son tweet. Sachant l’importance d’Amazon et son caractère désormais iconique, on peut assister à une inversion historique dans ce mouvement propre à certaines grandes économies occidentales : plus de profits en même temps que des salaires toujours stagnants. Dit autrement, travailler plus pour gagner toujours autant. Une bourse au zénith et pourtant des salariés pauvres, vivant de compléments d’aide sociale, seule différence qu’on puisse trouver avec le capitalisme de Manchester dans les années 1840.

Pour sûr, M. Bezos est remarquablement tactique, comme le souligne un article du Wall Street Journal du 2 octobre. « Pourquoi Bezos devait payer », tel est le titre de l’article. Il souligne qu’avec 28.000$, le salaire médian des employés d’Amazon (hors le salaire de M. Bezos lui-même) ne s’élevait qu’à 14% du salaire moyen de Google. Amazon est faussement une entreprise technologique, c’est une fantastique entreprise de main d’œuvre dans la logistique et la distribution, certes usant des techniques numériques les plus en pointe.

De plus, Bezos risquait d’être prochainement mis en difficulté maintenant que ses profits vont aller très probablement en croissant très rapidement, selon tous les analystes boursiers. Voir graphique, tiré du même WSJ. Le contraste qu’ils montreront avec les salaires et les conditions de travail de ses 600.000 employés de par le monde deviendra abyssal. (Tiens ! et les salaires des employés hors États-Unis ?).

On peut aussi faire remarquer, ce que ne dit pas le WSJ, que le coup est assez tactique. Il y a une pénurie de main d’œuvre aux États-Unis, de sorte que les entreprises commencent à se battre pour nourrir leur croissance avec de nouveaux salariés. La pénurie de travail, soit dit en passant, est un phénomène qui va de pair aux États-Unis avec un taux d’activité beaucoup plus bas qu’en Europe (c’est-à-dire beaucoup de personnes qui restent en dehors du marché du travail), comme si aller travailler avec des salaires de misère n’avait guère d’intérêt.

En mettant son salaire minimum à 15$, c’est tout le secteur de la distribution qui doit peu ou prou s’aligner sur cette norme. Wallmart, le grand concurrent, y compris désormais en distribution par internet, avait récemment monté son salaire minimum à 11$. Se sentira-t-il tenu de passer à 15$ ? Combien de concurrents pourront suivre ? En même temps, ne pas oublier ce qu’en disait Henry Ford : je paie des bons salaires pour que mes ouvriers puissent acheter mes voitures, une phrase citée à l’envi comme preuve de la résilience du capitalisme. Si toutes les entreprises s’astreignent à monter les salaires, le jeu concurrentiel n’est pas énormément affecté, en tout cas pas entre les entreprises fortement utilisatrices de main d’œuvre. C’est l’intérêt d’un SMIC légal comme celui que nous avons en France. Ce ne sont que les profits capitalistes qui décroissent, c’est-à-dire in fine un partage différent du revenu national. Voici peut-être ce que salue M. Sanders. Et aussi M. Poterba, le conseiller spécial de Hillary Clinton, la candidate malheureuse face à M. Trump, mais qui l’avait emporté contre Sanders lors des primaires démocrates : il envoie un tweet à M. Sanders disant : « Bernie, vous aviez raison ! ».

Dernière nouvelle : il semblerait que M. Bezos n’ait pu cacher une certaine pingrerie. La presse américaine souligne en effet qu’en même temps qu’une hausse à 15$ de son salaire le plus bas, Amazon en profite pour supprimer les actions gratuites et autres plans d’intéressement qu’elle distribuait usuellement à ses employés de plus de deux ans d’ancienneté. Certains salariés observent qu’ils vont perdre plusieurs milliers de dollars par an suite à cette bonne nouvelle pour l’actionnaire.

Et la France, dans tout cela ? Le SMIC brut est à 9,88€ de l’heure, inférieur donc au 13€ accordé par M. Bezos, mais ceci vaut pour toutes les entreprises de France, bien loin pour quasiment toutes d’avoir la profitabilité potentielle d’Amazon. Pour beaucoup, le SMIC a son niveau actuel est très élevé. En France, le gouvernement ne subventionne pas les salariés comme aux États-Unis, il subventionne directement les entreprises par abaissement de leurs charges sociales sur les bas salaires.

En résumé : en France, on subventionne directement les entreprises pour qu’elles puissent payer des salaires décents, par le mécanisme du SMIC. Aux États-Unis, on subventionne le salarié pour qu’il puisse accepter des salaires indécents. Quel est le mieux ? Le geste de M. Bezos changera-t-il les choses ?

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 10 octobre 2018.