New-York Melody, film américain en ce moment sur les écrans, est une aimable bluette riche d’enseignements sur la nouvelle industrie musicale : une jeune chanteuse de folk en déveine rencontre un « producteur » encore plus en déveine. Miracle ! À eux deux, ils arrivent à composer et surtout à produire un album qui, on le devine, lancera la carrière de l’artiste. Pour notre propos, l’intéressant est l’autoproduction du disque et le court-circuitage des grandes maisons d’édition grâce à la diffusion directe sur le web.

Passons du disque au livre, avec la querelle qui oppose Amazon à Hachette aux États-Unis et au groupe Springer Verlag en Allemagne. Amazon exige de ces deux éditeurs le droit de fixer le prix de vente des e-books (je traduis pas i-livres), en pratique d’en baisser le prix considérablement.  Avec une bonne dose d’hypocrisie, Amazon bat le rappel des auteurs, en leur promettant à la fois une part plus grande des revenus et une diffusion accrue en raison d’un prix de vente plus bas. Les éditeurs résistent, on les comprend, parce qu’ils veulent éviter la cannibalisation de leurs ventes de livres papier, beaucoup plus rémunératrices. Les auteurs sont pris en étau dans ce conflit, puisque l’arme de pression d’Amazon sur les éditeurs consiste à ne plus référencer leurs ouvrages – c’est-à-dire ceux écrit par les auteurs – sur le site, ce qui occasionne une perte de revenus très importante pour les uns et les autres.

Les deux sujets sont liés. Dans les deux cas est advenu un choc technologique majeur, comparable selon certains à l’invention de l’imprimerie, à savoir la numérisation de l’écrit et de la musique. Le coût de duplication et donc de distribution des contenus est quasiment tombé à zéro. En ce qui concerne la musique, le coût de production a également considérablement chuté, sachant qu’on peut désormais installer chez soi un studio d’enregistrement de très bonne qualité. Le choc est advenu il y a une bonne décennie pour la musique ; il y a quelques années seulement pour le livre.

Ce qui explose, c’est le rôle économique de l’éditeur (ou producteur dans le cas de la musique, j’emploie les deux termes de façon synonyme). À l’origine, sinon historique du moins pratique, l’éditeur devait jouer un rôle d’agent au service de l’auteur (ou artiste dans le cas de la musique). Son rôle était de sélectionner, conseiller, inciter et discipliner l’auteur pour viser l’œuvre la meilleure ou la plus vendable, les deux critères ne s’excluant pas forcément. Il ajoutait une fonction de marketing et de préfinancement de l’artiste, avec des méthodes originales dont par exemple pour la musique des contrats d’exclusivité par lesquels un artiste à succès, obligé de rester dans l’écurie du producteur, subventionnait de facto le coût de recherche des jeunes talents, selon une sorte de mutualisation du risque artistique entre les générations d’artiste.

Dans les deux domaines, livre et musique, les éditeurs ont prospéré et ont acquis un poids très significatif. Ils ont très largement contrôlé la distribution en fixant complètement le prix de vente des supports livres et disques, et les rémunérations de chacune des parties prenantes, par exemple en France de 10 à 12% du prix du livre en droits pour l’auteur ; 12 à 20% pour l’imprimeur, 34 à 38% pour le libraire détaillant. Voir ici pour détail. Ils ont absorbé les fonctions de grossiste et de diffuseur, de sorte que leur part dans le livre, initialement comprise entre 12 et 16%, peut aller jusqu’à 36%, un poids égal à celui du libraire détaillant et trois fois la rémunération de l’auteur. Dans cette situation de force, ils sont devenus des conglomérats (Pearson, Wolters Kluwer, Harper…). En France, trois éditeurs se partagent quasiment le marché : Hachette, Editis et Gallimard, qui a dernièrement mis la main sur Flammarion.

La numérisation est en train de faire éclater ce modèle. Les réseaux de distribution traditionnels sont balayés : les disquaires de quartier depuis longtemps ; prochainement les libraires traditionnels eux-mêmes. D’autres acteurs apparaissent, qui en raison du coût marginal quasi-nul de distribution, ont les moyens d’acquérir rapidement un poids imposant, voire de constituer des monopoles : Amazon pour le livre, i-Tunes pour la musique, ce dernier à présent menacé par Spotify ou Deezer. (La méthode Deezer ne saurait tarder pour le livre. Voir la jeune start-up française youboox).

Les éditeurs / producteurs traditionnels ne sont pas évincés aussi rapidement que leurs distributeurs habituels, pour la simple raison qu’ils gardent la main sur le catalogue. Par contre, la valeur ajoutée va immanquablement se déplacer vers ces nouveaux distributeurs. D’où la bagarre présente dont Amazon a pris l’initiative. Après tout, c’est une loi immuable et universelle que celui qui contrôle l’accès au client est en mesure de remporter la mise. L’accès au client va d’ailleurs susciter des bagarres d’une forme nouvelle : on voit bien que l’abandon de la neutralité du net que réclament les fournisseurs d’accès internet (FAI) est pour eux le moyen de monnayer un accès prioritaire aux consommateurs de loisirs. Cela va à son tour renvoyer une partie de la valeur ajoutée du distributeur par e-commerce vers les FAI. Xavier Niel, le fondateur de Free, a bien compris cela en faisant son offre de rachat sur T-Mobile aux États-Unis.

Le jeu triangulaire auteur / producteur / distributeur est lui aussi modifié. Les artistes sont tentés d’utiliser l’accès libre à internet qui prévaut encore aujourd’hui pour s’autoproduire, avec des succès mitigés qui sont la preuve de l’utilité d’un producteur, du moins quand celui-ci fait bien son travail. Amazon lui-même commence à aider l’autoproduction et à garantir la distribution. Copié par la FNAC en France, il distribue à prix cassé sa liseuse pour accroître son emprise directe sur le marché. De leur côté, il n’est pas impossible que les agents littéraires ou artistiques occupent progressivement une place plus large, en jouant le rôle de conseil et de sélection dévolu traditionnellement à l’éditeur. On en a un indice en constatant l’opportunisme accru des écrivains qui hésitent moins qu’auparavant  à changer de maison d’édition quand ils restent fidèles à leurs agents. Ou encore des chanteurs qui, une fois reconnus, n’hésitent plus à se faire auto-producteurs de leurs disques et qui, de plus en plus, captent leurs revenus non pas du disque, mais des concerts, tournées et produits accessoires.

Dans ce paysage très mouvant, il est difficile de ne pas craindre le pouvoir croissant d’Amazon (qui détient maintenant 70% du marché américain du livre) et en même temps de juger que la position d’Hachette ou de Springer est désuète : un nouvel équilibre est en train de se mettre en place. Quelle place, au sens économique, sera alors donnée à l’auteur ou l’artiste ?