Apple est une extraordinaire entreprise, qui suit imperturbablement sa route. Elle dispose d’une agilité technique, en design et en marketing, difficiles à égaler. Face plus sombre, également d’un pouvoir de marché unique, basé sur les capacités offertes par les nouvelles techniques numériques pour enchaîner le consommateur.

La presse s’étourdit avec le seuil qu’a touché brièvement l’entreprise en matière de capitalisation : 3 Tr$, c’est-à-dire près de 10 % de plus que le PIB de la France entière.

Mais ce n’est pas le bon chiffre à retenir. Les deux qui marquent davantage sont ceux de la profitabilité, 95 Md$ au cours de l’année finissant à septembre 2021, et quasiment la même somme, 87 Md$, d’argent rendu aux actionnaires, dont 14 Md$ sous forme de dividendes et 73 Md$ en rachat d’actions.

Pourquoi le chiffre de capitalisation est trompeur ? Parce qu’il ne peut être jugé qu’en relation avec d’autres capitalisations, et bien moins par rapport à la plupart des autres variables économiques. Par exemple, LVMH, une autre superbe entreprise, capitalise la somme de 440 Md$ le même jour où Apple a touché les 3 Tr$. Donc Apple fait 7 fois LVMH. Il y a cinq ans, c’était le même rapport, 7 pour 1. Le ratio PER est de 32,5X pour Apple, de 38X pour LVMH. Est-ce surévalué dans les deux cas ? Beaucoup pensent que oui, mais peu se risquent à prendre le pari. Certains hedge funds se sont brulé les doigts et même les bras pour avoir massivement « shorté » l’action Tesla quand la capitalisation passait les 500 Md$ il y a un an. Elle frôle aujourd’hui les 1,2 Tr$.

Cela rappelle inévitablement l’histoire du swap soviétique : « Je te vends mon chien, dit Micha, à 200.000€ ! Tu charries un peu, Micha, réponds Dimitri, mais OK, j’accepte. Je l’achète avec mes deux chats, qui valent 100.000€ chacun ! »

En effet, 3 Tr$ est largement fictif. Cette valeur ne peut être réalisée dans l’immédiat contre des bons dollars. Elle repose sur la croyance collective – justifiée ou pas, c’est un autre sujet – que l’action vaut bien les 180 $ que je paie aujourd’hui pour l’acquérir.

Elle vaut bien sûr en tant que valeur d’échange, mais là encore c’est largement fictif. Si Apple souhaite faire une acquisition dans le secteur de la tech, ou, bizarrement, se diversifier en achetant LVMH, on est typiquement dans le rapport chien / chat de l’histoire précédente.

Ce qui importe, en revanche, c’est la profitabilité de l’entreprise et ce qu’elle est capable de retourner à l’actionnaire, soit 87 Md$ pour se répéter. Ce sont des montants macroéconomiques : la totalité du cash retourné par le CAC 40 en 2019 s’élève à 68 Md$ (au cours du dollar au début d’année 2022), et seulement 41 Md$ en 2020.

En exagérant à peine, ce sont aussi des montants géopolitiques. Cela signifie que le secteur corporate aux États-Unis est capable de pomper des ressources économiques sur le reste du monde dans des proportions désormais inédites. Probablement aussi sur une partie des ménages étatsuniens, mais c’est un autre sujet. La marge d’exploitation d’Apple est de 37 %, et plus de 42 % en Chine (y compris Taiwan pour ne pas vexer les Chinois) et de 45 % au Japon, pays dans lequel l’entreprise fait plus de 10 % de ses ventes. (Nous avons évoqué dans un autre billet de Vox-Fi, ancien, mais toujours actuel, l’étonnante performance de la société en matière d’optimisation fiscale).

 

 

Il est intéressant d’ouvrir la perspective à l’ensemble de l’économie américaine en regardant la rentabilité de ses entreprises à l’étranger. Avec un peu d’acribie, la balance des paiements donne un bon aperçu (source : FMI, ici). L’étonnant est le contraste entre la rentabilité faciale des revenus tirés de l’investissement direct à l’étranger, qui est assez faible dans le cas des États-Unis quand on la compare à quelques autres grands pays de l’OCDE.

Voir le tableau qui suit, exprimé en % du PIB :

 

 

On lit que les entreprises françaises « retournent » au pays, au titre de leurs investissements directs à l’étranger (c’est-à-dire en provenance des entreprises qu’elles y contrôlent), un montant de 8,1 % du PIB. Ce chiffre n’est que de 5,2 % pour les États-Unis. L’explication est qu’une grande part des profits américains restent à l’étranger, pas nécessairement dans les pays cités dans le tableau, et sont investis pour l’essentiel en titres financiers américains. C’est le cas pour Apple.

Si on examine à présent la rentabilité des fonds propres, toujours à partir de la balance des paiements, mais cette fois en prenant en compte les profits non rapatriés aux États-Unis, la rentabilité apparait tout à fait élevée. Le trait bleu figure la rentabilité totale (plus-value et dividendes) des investissements directs à l’étranger des entreprises américaines. Le trait rouge, celle des entreprises étrangères aux États-Unis, indice des très forts rendements obtenus sur ce marché. Le rendement-dividende des investissements à l’étranger est marqué par le trait vert.

 

Source : FMI balance des paiements, l’auteur.

On note l’effet de la réforme fiscale de 2017 votée par le Congrès américain, dont un des effets a été de forcer en 2018 le rapatriement des profits non distribués. Cela a occasionné une forte dévalorisation des actifs corporate détenus à l’étranger, et donc un rendement total presque nul.

Mais passée cette année, le rendement a dépassé, avec 34 %, son niveau atteint en 2017 (29,5 %), sans qu’on note, après l’année 2018, un flux de rapatriement de profit plus important qu’avant la réforme fiscale. Et demeure le phénomène marquant derrière les cours boursiers très élevés de Apple et d’autres sociétés étatsuniennes : l’étonnante rentabilité du capital aux États-Unis.