Apple et la pomme de Newton
Voici le cours de l’action Apple, une façon, sur la période récente, d’illustrer la loi de la pesanteur. Le talent innovatif de l’entreprise avait porté le cours à des sommets (207 $ l’action), soit une capitalisation qui dépassait un trillion de dollars. La chute récente à 148$ fait perdre à Apple près de 30% de sa valeur.
À l’origine de ce qui est probablement une surréaction boursière, des ventes trimestrielles qui sont près de 10% en dessous de ce qu’annonçait la compagnie pour le 4ème trimestre. En cause, dit l’entreprise, un marché chinois plus difficile que prévu, sans doute en lien avec la guerre commerciale entamée par les États-Unis.
Mais voici qu’on entend à nouveau certaines des sirènes qui montraient du doigt un phénomène plus inquiétant : on viendrait de vivre, avec le smartphone – et donc en grande partie grâce à Apple – une vague d’innovation sans précédent. C’est ce que fait par exemple une des gouroutes de la Tech, Kara Swisher, dans une tribune récente du New York Times. Qu’y a-t-il dans le « pipe » chez Apple ? On sent déjà qu’il est de plus en plus difficile pour l’iPhone d’apporter des compléments de type « Whaou ! ». Oui, il nous donne notre horoscope et des selfies en 8 Go, mais on attend encore qu’il nous serve un café chaud ou bien prépare le biberon du bébé.
Plus que cela, disent certains pessimistes : qu’y a-t-il dans le pipe pour l’industrie de la tech dans son ensemble, elle qui nous avait habitué à une montagne d’innovations ? Car c’est bien tout le secteur de la tech qui est aujourd’hui affecté en Bourse. Le smartphone a été le déclencheur d’une véritable « explosion cambrienne » en termes de nouveaux services. Uber par exemple ne serait pas grand chose sans le smartphone, et Spotify ou Airbnb guère plus.
Ce serait donc la fin d’une vague technologique sans précédent, portée par le triplet internet / bases de données / le terminal qu’est le portable ? On reconnaît le discours millénariste du grand Robert Gordon (« The Rise and Fall of American Growth »), qui dit depuis longtemps que les grandes innovations récentes, si épatantes qu’elles paraissent, pâlissent dès qu’on les compare à celles du passé : « Qu’est-ce qui vous embêterait le moins ? qu’on vous prive de votre iPhone ou de vos toilettes à l’étage ? » Ça se discute, bien sûr : descendre 5 étages et aller au fond de la cour dans le froid, passe encore ! mais sans son iPhone, jamais !
Si le jury délibère toujours sur la question, on reste quand même éberlués par une innovation gigantesque qui a peu fait parler d’elle : le LED, qui diminue dans des proportions majeures le coût énergétique et écologique de l’éclairage. Ou bien l’IA, non pas pour nous vendre des choses dont on n’a pas besoin, mais par exemple pour extraire des bases de données de la Sécurité sociale de quoi faire une cartographie épidémiologique sans égale, propre à prévenir de nombreuses maladies et à mettre au rebut quantité de médicaments aux vertus thérapeutiques douteuses. (Oui, on dit que notre bonne Sécu française détient de très loin les bases de données les plus riches au monde. Les ouvrira-t-elle, et comment ?) Mais voilà une dernière innovation dont l’effet sur le PIB est douteux, et dont l’effet sur la valeur boursière des grands de la pharma est probablement négatif, même si l’apport en bien-être est immense.
Ce qui est moins sûr, c’est que le cours boursier des grandes firmes de la tech soit destiné à chuter. Parce qu’elles vivent désormais sur des rentes solides, rentes qui précisément, dans le cas où le rythme innovatif se tarit, seront de plus en plus difficile à déloger, à « disrupter » selon un mot autrefois transgressif dans la Silicon Valley, mais qui risque fort de se voir « disrupté » par le manque d’innovation technologique qu’on nous promet.