On sait maintenant que Steve Jobs, alors PDG de Apple, s’était arrangé avec Eric Schmidt, alors PDG de Google, pour empêcher le débauchage des talents dans leurs firmes respectives. Mais pas uniquement avec lui. Il faisait peur à toutes les entreprises high-tech de la Silicon Valley quand elles regardaient l’embauche possible d’un ingénieur venant d’Apple. Un plainte est en cours contre sept de ces entreprises, dont Apple, et la juge Lucy Koh qui instruit la plainte a refusé un règlement à l’amiable. Elle écrit : « Il y a de fortes preuves que Steve Jobs était une sinon la figure centrale dans une possible collusion. »

Pourquoi cette collusion contre les mouvements des salariés ? Simple : empêcher les débauchages croisés est une bonne façon de limiter la pression à la hausse sur les rémunérations.

Cela inspire deux commentaires.

Le premier est qu’on retrouve dans le secteur high-tech exactement la logique qui a conduit le secteur bancaire à accorder des rémunérations démesurées à leurs salariés. Sachant la profitabilité que connaissait ce secteur avant la crise, leurs salariés, par le jeu de la concurrence sur le marché du travail, réussissaient à prendre en otage les banques et à extraire une part croissante de la valeur ajoutée. Une des raisons est que les banques n’ont pas de droits de propriété sur les produits financiers des équipes de trading ou sur les listes de clients des banquiers d’investissement : les équipes peuvent toujours sauter d’une banque à l’autre. Il en va de même dans la high-tech : les entreprises n’ont pas de droits de propriété sur les capacités à coder de leurs ingénieurs. Comparer avec le secteur pharmaceutique, qui sait mettre un brevet sur une molécule et donc empêche le salarié de s’enrichir sur le dos de l’actionnaire, sauf, comme on le constate de plus en plus, à quitter l’entreprise pour fonder sa propre start-up.

Jusqu’à récemment, les jeunes stars de la Silicon Valley, qui nous inventent tous les jours des gadgets si amusants, avaient pour le grand public des têtes plus sympathiques que les banquiers gavés au bonus de Wall Street ou de la City, ceux qui ont fait culbuter l’économie mondiale en 2008. Cela ne va durer : ils leur tombent à eux aussi une pluie d’or, en raison d’une capacité identique à rançonner leurs employeurs (qui jouissent de marges exceptionnelles sur le dos de leurs clients). Cela va immanquablement les rendre gros et gras, le teint frais, comme disait Molière, mais arrogance en plus, comme l’étaient devenus les banquiers. Et probablement moins inventifs. Déjà s’exprime un ressentiment dans certains quartiers de San Francisco devant la montée stratosphérique du prix des maisons et des loyers causée par les enchères de des yuppies high-tech. Une navette de la société Google a même été récemment caillassée : équipée d’une WiFi dernier cri, climatisée, les vitres teintées, elle conduisait ces jeunes gens depuis leur résidence dans le Mission District, ce quartier de plus en plus huppé de San Francisco, vers le siège de Google.

Le second commentaire n’est guère plus optimiste, bien qu’il joue en sens inverse. La restriction à la circulation du personnel est non seulement une atteinte au droit du travail ; elle signe une volonté de ralentir le rythme de l’innovation. Beaucoup des idées fécondes dans l’industrie circulent grâce au mouvement des salariés d’une firme à l’autre. On connaît à présent la sottise des deux grands constructeurs automobiles français, Renault et PSA, d’avoir conclu un pacte tacite de non-débauchage croisé. Ceci pour tenir les salaires. La venue de Carlos Tavares, l’ancien directeur général de Renault, à la tête de PSA est le signe que les choses ont changé. Il était temps. Rien de tel dans l’industrie automobile allemande, dans laquelle les ingénieurs ont toujours bougé assez facilement d’une firme à l’autre.

Pour nos lecteurs un peu polars, il faut relever le débat de longue date dans la communauté des économistes pour savoir si la fluidité du personnel d’une entreprise à l’autre au sein d’un même secteur est favorable ou non à la croissance et à l’innovation. Alfred Marshall est le premier à avoir noté la création de valeur occasionnée par l’implantation dans une même localisation d’entreprises concurrentes appartenant à un même secteur d’activité. On imite plus facilement, on fait du rétro-engineering, les idées circulent par l’intermédiaire des clients qui trouvent toute l’offre possible sur des sites proches, et par les salariés, soit qu’ils se retrouvent ensemble le soir dans les bars, soit qu’ils soient débauchés par le concurrent. L’idée a été reprise et développée par Schumpeter ou par Paul Romer, un théoricien reconnu de la croissance. Dans le jargon des économistes, on parle d’externalités positives, c’est-à-dire une création de valeur ex-nihilo pour l’entreprise, sans qu’il y ait une tarification ou un échange monétaire qui vienne le consacrer. Pour certains, la croissance économique n’est composée que de cet élément d’externalité.

Mais cette idée a rapidement ouvert un débat dans deux directions. Pour certains économistes, dont Schumpeter, il est malsain que l’avantage concurrentiel d’une entreprise se diffuse trop rapidement chez les concurrents. Il faut que demeure un certain pouvoir de monopole via des restrictions sur le marché des biens ou sur le marché du travail. Cette idée est fortement contestée par Michael Porter, le célèbre gourou du management, ou Jane Jacobs, une économiste peu connue, mais qui pourtant, au tournant des années 60, a complètement révolutionné le domaine de l’économie de l’urbanisme.

Le deuxième type de questionnement consiste à se demander si la fluidité des idées, des personnes et des biens est plus favorable quand elle concerne les entreprises d’un même secteur d’activité, par exemple Apple et Google, ou Renault et PSA ; ou bien des entreprises de secteurs d’activité différents. La même Jane Jacobs soutenait ce second cas : pour elle, l’optimum de croissance advient lorsque des industries différentes sont mises en contact, ceci dans un environnement concurrentiel. Porter ou Romer s’en tiennent par contre à l’idée marshallienne que la circulation des idées au sein d’un même secteur est plus féconde pour la croissance. Un papier maintenant un peu ancien de Glaeser, Kallal, Scheinkman et Shleifer (1992), “Growth in Cities” (Journal of Political Economy, 100:6, pp. 1126–1152) donne pour une première fois des tests empiriques convaincants sur cette question. Et le résultat est va tout à fait dans le sens de Jane Jacobs :

– il est mauvais qu’il y ait des entraves à la circulation des salariés entre entreprises. Les clauses de non-concurrence sont généralement nocives ;

– les idées les plus fécondes sont celles qui traversent les secteurs d’activité et non celles qui demeurent au sein d’une même industrie. Par exemple, la vitalité de New-York tient historiquement, entre autres facteurs, à avoir accueilli une industrie textile très prospère, qui a généré une industrie de la mode, et donc de la publicité, en même temps qu’une industrie financière, etc.

Pour notre cas, la conclusion qui s’impose est en demi-teinte : il n’est pas si mauvais pour l’innovation que les salariés de la Silicon Valley passent d’un secteur à l’autre. Mais cela crée des distorsions de revenus difficiles à justifier socialement. Et il serait préférable que ces jeunes talents quittent de temps à autre l’industrie informatique et aillent irriguer d’autres secteurs d’activité.