La sortie du Royaume-Uni du marché unique européen le 1er janvier a affecté, dans une grande confusion, les échanges commerciaux. En revanche, le Brexit s’est déroulé de manière ordonnée dans le secteur financier, malgré un déport important des échanges d’actions et de produits dérivés hors de la City de Londres. Après cinq ans d’incertitude radicale, il est devenu clair que l’Union européenne et le Royaume-Uni suivront des routes différentes en matière de réglementation financière, un « découplage » financier qui signifie une perte d’activité importante pour la City. Ce que le secteur financier de l’UE va gagner en contrepartie de ce que Londres va perdre dépendra de la volonté de l’Union européenne de poursuivre l’intégration des marchés financiers.

 

Un séquencement intelligent a permis un Brexit ordonné pour le secteur financier

Comme le bogue de l’an 2000, la transition vers le Brexit aurait pu être pire. Il a fallu plus que de la chance pour éviter une instabilité financière en cours de route. Tout d’abord, les entreprises financières des deux côtés de la Manche (et de la mer d’Irlande) ont travaillé dur et ont été en mesure d’anticiper la plupart des défis opérationnels. Deuxièmement et en dépit de la répétition de drames à fort enjeu entre le gouvernement britannique et la Commission européenne, la coopération technique entre les autorités en charge de la stabilité financière, principalement la Banque d’Angleterre et la Banque centrale européenne (BCE), semble s’être déroulée sans heurts.

Troisièmement, les négociateurs ont échelonné le processus de manière intelligente. L’accord de retrait du Brexit de janvier 2020 a contribué à réduire l’incertitude en garantissant que le gouvernement britannique s’acquitterait de ses obligations financières envers l’Union européenne, évitant ainsi ce qui aurait été assimilable à un défaut sélectif. Cet accord a maintenu le Royaume-Uni dans le marché unique pendant la période de transition au-delà de la sortie officielle du pays de l’Union européenne le 31 janvier 2020. Il fixait également la date limite de fin juin pour toute extension par les Britanniques de la période de transition. Londres ayant décidé de ne pas retenir cette option, il restait six mois pleins pour la préparation. Certes, aboutir ou non à un accord de commerce et de coopération (ACC) entre l’UE et le Royaume-Uni est restée incertain jusqu’à la fin décembre. Mais cela avait relativement peu d’importance pour les services financiers, car les accords commerciaux ne les couvrent en général pas beaucoup. Selon un décompte, l’ACC de 1 259 pages (qui n’est toujours pas ratifié par l’Union européenne) ne contient que six pages concernant le secteur financier.

Il est peu probable que l’environnement juridique qui en résulte pour les services financiers entre l’UE et le Royaume-Uni change beaucoup de sitôt. Contrairement à ce qui est parfois dépeint au Royaume-Uni, aucune négociation bilatérale sur les services financiers n’est en cours, à l’exception d’un protocole d’accord attendu pour fin mars qui ne devrait pas lier les parties sur le fond. Du point de vue de l’UE, le Royaume-Uni est désormais un « pays tiers », en d’autres termes un centre financier offshore, après des décennies de statut onshore. Les sociétés financières enregistrées au Royaume-Uni ont perdu le droit, dit « passeport », d’offrir leurs services sans contrainte partout dans le marché unique de l’UE. D’un point de vue réglementaire, elles n’ont pas un meilleur accès à ce marché que leurs homologues d’autres pays tiers comme le Japon, Singapour ou les États-Unis.

 

Il est peu probable que la Commission européenne accorde très vite un statut d’équivalence à la plupart des segments du marché financier britannique.

En fait, certains segments du secteur financier des autres pays tiers bénéficient d’un meilleur accès au marché unique que leurs analogues britanniques, car ils sont couverts par une clause de la législation européenne autorisant la prestation directe de services par des entreprises si le cadre réglementaire est jugé « équivalent » à celui de l’Union européenne. La décision d’équivalence est laissée à la discrétion de la Commission européenne, même si elle repose sur une évaluation technique. Comme il s’agit d’un privilège et non d’un droit, l’équivalence peut être révoquée à brève échéance.

Jusqu’à présent, la Commission n’a accordé une telle équivalence au Royaume-Uni à aucun segment, sauf de manière limitée dans le temps pour les conservateurs de titres jusqu’à la mi-2021 et les services de compensation jusqu’à la mi-2022. La Commission semble pencher pour ne pas rendre cette dernière mesure permanente. Dans la plupart des autres segments de marché, la Commission n’accordera probablement pas l’équivalence au Royaume-Uni dans un avenir prévisible. Cela peut sembler incompatible avec le fait que la quasi-totalité de la réglementation britannique actuelle découle du corpus législatif communautaire existant. Mais les autorités britanniques (y compris la Banque d’Angleterre) ont refusé de s’engager à maintenir cet alignement intact.

On comprend l’inclination de la Commission à réduire la dépendance de l’UE vis-à-vis de la City de Londres. Aucune dépendance comparable à l’égard d’un centre financier offshore n’a existé dans l’histoire financière récente. Une telle dépendance comporte un risque pour la stabilité financière. En cas de crise, les autorités britanniques ne réagiraient pas nécessairement de manière à préserver les intérêts vitaux de l’UE. Pensez à la crise islandaise de 2008, lorsque Reykjavik a protégé les déposants nationaux des banques en faillite, mais pas les déposants étrangers. Il n’est pas absurde que l’Union européenne tente de réduire un tel risque, même si, comme cela semble se produire avec les produits dérivés, une partie de l’activité migre du Royaume-Uni vers les États-Unis ou d’autres places financières, et non vers l’Union européenne.

Pareillement, on n’est pas convaincu par l’argument selon lequel il faut maintenir en bloc la liquidité de l’UE à Londres, sachant la taille considérable de l’Union européenne. En outre, la Commission suit également des impulsions mercantilistes pour attirer l’activité hors de Londres, même si celles-ci n’ont généralement guère de sens économique. Ajoutés les uns aux autres, ces facteurs n’incitent guère la Commission européenne à accorder le statut d’équivalence à d’autres segments du marché financier britannique, à moins que des motifs politiques de haut niveau n’entrent en jeu. Aucun n’est apparu pour l’instant.

 

Le Royaume-Uni a peu de chances de regagner l’avantage perdu par le biais de la concurrence réglementaire

La manière dont l’UE et le Royaume-Uni se découpleront ne sera pas uniforme dans toutes les parties du système financier. La concurrence réglementaire entre eux peut devenir une « course vers le bas » ou « vers le haut », en fonction des segments de marché et des circonstances du moment, sans qu’il y ait de modèle unique. En matière de réglementation financière, la caractérisation laxiste ou stricte est plus du domaine du jugement que dans celle, par exemple, de la concurrence fiscale. Dans certains domaines, l’UE sera plus laxiste, dans d’autres, ce sera le Royaume-Uni, comme c’est actuellement le cas entre l’Union européenne et les États-Unis. Par exemple, l’Union européenne est plus exigeante que les États-Unis en matière de limitation de la rémunération des banquiers, mais plus tolérante en matière d’application des lois sur les valeurs mobilières ou d’exigences de fonds propres bancaires. Certaines des décisions à venir en matière de réglementation financière au Royaume-Uni viseront à maintenir ou à attirer les institutions financières à Londres, mais elles ne seront jamais à même de compenser la perte du « passeport » européen.

Tous ces éléments suggèrent que les perspectives à moyen terme pour la City de Londres sont peu prometteuses, bien que le Covid-19 rende toutes les observations quantitatives plus difficiles à interpréter. Autrefois centre financier onshore pour l’ensemble du marché unique européen et centre offshore compétitif pour le reste du monde, la City est réduite à un centre onshore pour le seul Royaume-Uni et est devenue offshore pour l’Union européenne. Cela implique un ensemble différent, et selon toute vraisemblance moins puissant, de synergies entre les activités financières de la City de Londres.

Les quelques données pertinentes dont on dispose corroborent cette vision plutôt sombre. Les offres d’emploi dans la finance britannique, telles que suivies par le cabinet de conseil Morgan McKinley, ont diminué de manière alarmante depuis le référendum de 2016 sur le Brexit. La BCE (en tant qu’autorité de surveillance bancaire) et les régulateurs nationaux des valeurs mobilières coordonnés par l’Autorité européenne des marchés financiers renforcent les exigences pour que le personnel clé réside principalement sur le territoire de l’UE plutôt qu’au Royaume-Uni. Comme l’a noté Simon Kuper, chroniqueur au Financial Times, l’attitude de nombreuses sociétés financières établies à Londres jusqu’à cette année avait été de « ne rien faire jusqu’à ce que les dispositions post-Brexit leur forcent la main ». Cette phase attentiste est terminée. Les entreprises qui traînent les pieds s’exposent à des conflits avec leurs autorités réglementaires, comme ce fut le cas pour le courtier TP ICAP fin janvier. C’est entre les régulateurs et les entités régulées, plutôt qu’entre la Commission européenne et le gouvernement britannique, que les principaux enjeux liés au Brexit dans le secteur financier se déploieront en 2021. Ce genre de différends se déroulent généralement à huis clos et les régulateurs y ont généralement le dernier mot.

Malgré tous les discours optimistes de Londres sur le « Big Bang 2.0 or whatever » (comme l’avait exprimé le chancelier de l’Échiquier Rishi Sunak), il est peu probable que l’avantage comparatif du Royaume-Uni en tant que meilleur emplacement pour les activités financières dans le fuseau horaire européen retrouve son niveau d’avant Brexit. Les pertes macroéconomiques pourraient être modérées ou compensées par une monnaie ou un immobilier moins chers à Londres, ce qui rendrait la ville plus attrayante pour les activités non financières. Malgré tout, un vide subsistera probablement pour le gouvernement britannique, qui dépend fortement, depuis des années, des recettes fiscales liées au secteur financier.

L’UE devrait bénéficier d’une activité financière accrue à la suite du Brexit. On ne sait pas encore dans quelle mesure ni où. Comme certains analystes l’avaient prédit, Amsterdam, Dublin, Francfort, Luxembourg et Paris sont en tête pour la relocalisation des entreprises internationales (dont le siège est hors UE). Dublin et le Luxembourg sont spécialisés dans la gestion d’actifs, Francfort dans la banque d’investissement et Amsterdam dans le négoce. Mais le succès de l’UE en termes de compétitivité et de stabilité des services financiers dépendra de la poursuite de l’intégration de ses marchés, dont le rythme reste difficile à prévoir. L’union bancaire européenne n’est encore qu’à moitié faite, car il lui manque un cadre cohérent pour la gestion des crises bancaires et la garantie des dépôts. La rhétorique ambitieuse de l’UE sur « l’union des marchés de capitaux » a donné lieu à peu de réformes réelles depuis son lancement en 2014. Des événements tels que la saga Wirecard, qui n’est pas finie, pourraient obliger à prendre des mesures supplémentaires en faveur de l’intégration des marchés, même si une approche proactive serait préférable. La seule quasi-certitude est que la position de Londres dans le secteur financier européen sera moins importante qu’auparavant.

 

Cet article a été publié sur le site du Peterson Institute. Il est traduit de l’anglais et repris par Vox-Fi avec due autorisation.

 

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