Le créateur du fonds, M. Hwang, n’avait pourtant pas vraiment un passé blanc-bleu. Il avait reconnu en 2012 avoir commis un délit d’initié en tant que gestionnaire d’un premier fonds et avait réglé pour cela les pénalités qui s’en étaient suivies. Il était reparti à neuf en 2013, utilisant les 200 M$ qui lui restait de son ancien fonds pour créer Archegos Capital Management. Pour être plus tranquille du côté de la régulation, il l’avait déclaré en tant que fonds privé de family office, ce qui l’exonérait de toute obligation de transparence sur ses investissements et sur la façon de les financer.  Heureux investisseur, il avait rapidement transformé les 200 M$ initiaux en quelque 20 Md$, ciblant les valeurs média et tech.

Comment multiplier par 100 sa mise ? Par un recours hardi à la dette. Avec des effets de levier stratosphériques puisque, pour ses derniers investissements, le levier était de 20 de dette pour 1 de fonds propres. Pour une raison qui reste mystifiante, les banques lui ont toujours massivement prêté. Il semble qu’elles ne se souciaient pas trop d’avoir l’information consolidée sur le financement du fonds. M. Hwang les prenait une à une, comme le faisait Horace avec les frères Curiace.

Si Archegos avait été un hedge fund « normal », l’autorité des marchés, la SEC aux États-Unis, forte de la régulation dite Dodd-Frank votée en 2010, l’aurait obligé à rendre publiques chaque trimestre ses positions en actions et en dérivés. Il ne faut pas s’étonner, depuis cette date, de la florescence sans égal de fonds adoptant le statut de family office.

C’est très récemment que Archegos a fait son faux pas. Il avait parié au début 2021 sur neuf valeurs dans les médias, dont ViacomCBS, Discovery et Baidu. Et comme toujours, sans y aller petit bras. Les titres ont monté et plutôt qu’encaisser le gain, M. Hwang a doublé, puis doublé encore la mise. Grâce au tiroir-caisse des banques.

Il usait pour cela d’un instrument financier très commode : les total return swaps. Il s’agit d’un contrat où, contre commission payée à la banque, celle-ci achète pour vous les actions que vous souhaitez mettre dans votre portefeuille et vous verse les dividendes et les plus-values constatés sur le titre. En sens inverse, si l’action baisse, le fonds doit payer à la banque le montant de la moins-value constatée.

Tout cela avait toujours fonctionné à merveille. Sauf à un certain moment du mois de mars 2021. Le volcan s’est effondré laissant place à un énorme cratère : 33 Md$ de baisse du portefeuille. Le cocasse dans l’affaire, c’est qu’un des éléments déclencheurs de l’effondrement du prix des actions a probablement été l’effet même des paris monstres de Archegos. En effet, le conseil d’administration de ViacomCBS restait fasciné devant la hausse étonnante de leur titre. Il ne se doutait pas qu’elle venait pour l’essentiel des achats d’Archegos. Très professionnel, le conseil a vite réagi. Il fallait tout de suite capitaliser la hausse en lançant sans attendre une augmentation de capital. Et même une méga-augmentation de capital. Probablement trop méga puisque le marché a été surpris qu’on lui demande un tel volume, sachant par ailleurs qu’Archegos n’a pas pu souscrire parce que ses capacités de financement, si amples qu’elles fussent, touchaient leurs limites. Bref, échec de l’opération boursière et dégringolade du cours, qui a perdu en une semaine la moitié de sa valeur.

Les banques ont ouvert les yeux avec horreur sur l’abysse qui s’ouvrait à leurs pieds. Que faire ? On ne liquide pas un tel portefeuille sur les marchés en un tournemain. Le mieux était d’organiser sagement, en concertation, le retrait pour qu’il ne se transforme pas en retraite de Russie. D’où accord – on aurait pu dire collusion – entre les banques. Mais les accords, dans ce monde-ci, sont là pour ceux qui y croient. Il semble que Goldman Sachs et Morgan Stanley soient entrés dans les négociations sur le plan de retrait uniquement pour pouvoir sauter du radeau les premiers pendant que leurs négociateurs pinaillaient sur les virgules de l’accord. Le Credit Suisse a fait partie des braves gens qui n’ont pas compris la manœuvre. Il se ramasse la plus grosse paume : 5,4 Md$, à peu près le montant qu’avait subi la SG lors de l’affaire Kerviel.

Il semble bien, d’après les rapports, que chacune des banques ignorait la position de leurs consœurs. Chacune pensait avoir négocié au mieux avec Archegos. Chacune s’imaginait aussi que M. Hwang avait la sagesse d’équilibrer le risque de ses positions longues par des positions courtes ailleurs. Chacune devait, il faut l’imaginer, gérer la position courte qu’elle prenait sur les titres du portefeuille financé. Eh non.

Manifestement, il y a un défaut de régulation concernant ces fonds privés. Et un défaut de surveillance des banques qui sempiternellement, dans les phases hautes du cycle, frappent à la porte des clients les priant de bien vouloir piocher dans leur porte-monnaie, sans voir que la porte en question est celle de l’abattoir. Quelle drôle de finance, de toute façon, pour des banques établies, d’utiliser l’épargne nationale pour financer de tels jeux.

Disons que les marchés – et donc le monde financier – ont eu cette fois de la chance : il n’y avait qu’un Archegos en faillite et non pas plusieurs simultanément. On ne rejoue pas Lehman Brothers. Peut-être même s’agit-il, toujours par chance, d’une alerte salutaire qui permet de calmer la voracité d’achat qui s’est emparée des gérants de fonds, c’est-à-dire de tous les Archegos non encore révélés. Ou bien, autre hypothèse, s’agit-il du fameux colibri dans la mine.