Ce billet et le suivant traitent de l’impact des assurances d’entreprise sur leur coût de financement. L’idée initiale est la suivante : quand une entreprise s’assure, elle limite ou élimine un risque spécifique particulier, un incendie dans ses établissements, une responsabilité civile auprès d’un salarié, la faillite d’un acheteur, etc. Son risque économique d’ensemble s’en voit réduit, à proportion du risque spécifique couvert. Si elle est endettée, sa probabilité de faillite décroît. Par conséquent, le coût de son capital, i.e. la surprime qu’elle est obligée de verser à ses investisseurs, par rapport au taux de financement sans risque, décroît aussi. D’où le constat : l’entreprise paie une prime d’assurance d’un côté, mais économise en coût de financement de l’autre. Ce qui permet d’arriver enfin à la question : à quelle condition la baisse du coût du capital correspond-elle exactement à la prime d’assurance payée, ce qui est un cas où l’assurance est gratuite ?1

 

Avant d’y répondre, remarquons que la question se retourne. Si les sommes versées à l’assureur équilibrent les sommes économisées auprès des investisseurs, il devient indifférent de s’assurer auprès d’un assureur ou de faire prendre le risque par les investisseurs, créanciers et actionnaires. Les assureurs deviennent en quelque sorte des fournisseurs de quasi-capital pour l’entreprise.

 

Les lecteurs qui ont le goût de la finance d’entreprise et qui ont le Vernimmen sous le bras reconnaissent ici un des avatars du célèbre résultat de Modigliani-Miller (MM), celui qui indique que les modalités de financement de l’entreprise n’ont pas d’effet sur sa valeur économique. Si on compte les assureurs parmi les sources de financement (non pas en cash, mais sous forme de garantie), alors le tour est joué, et le degré d’assurance des éléments d’actifs de l’entreprise est neutre sur la valeur (pré-assurance) de l’entreprise. Tout n’est au fond que répartition entre les bailleurs de fonds et de quasi-fonds de l’entreprise. En clair, quand les conditions MM s’appliquent, l’assurance est soit gratuite, soit inutile.

 

Comme les entreprises s’assurent, y compris quand les assurances ne sont pas obligatoires, et que l’industrie de l’assurance prospère, il doit bien y avoir quelque chose qui cloche dans le raisonnement précédent et qui donc invaliderait le célèbre résultat. Essayons de débrouiller cela.

 

 

Un exemple simple

 

Partons d’une entreprise dont le risque économique a une origine unique et parfaitement assurable. Nous sommes au XIIe siècle en présence d’un armateur vénitien dont le seul risque encouru est celui, purement aléatoire, de naufrage d’une partie de ses bateaux. Par exemple, chacun de ses bateaux a indépendamment une chance sur vingt chaque année d’être pris dans une tempête. En même temps, chaque bateau qui accoste à bon port sur la Place saint Marc a toujours le même rendement annuel, disons de 10 % du coût du bateau.

 

L’armateur a devant lui plusieurs stratégies de gestion du risque et de financement. La première, c’est de posséder une flotte nombreuse de façon à rapprocher le plus possible le taux de perte constaté des 5 % théoriques que donne la loi des grands nombres. A défaut, s’il n’a pas les fonds nécessaires pour investir dans une large flotte, il peut diversifier son patrimoine en prenant des parts dans de multiples bateaux (historiquement, on a là l’origine des sociétés par action). C’est bien ce qu’a fait Antonio, l’armateur du Marchand de Venise, à qui Shakespeare fait dire :

 

J’en remercie ma chance,
Mes entreprises ne sont pas confiées à un seul bateau,
Ni à un seul lieu; et ma fortune toute entière
Ne dépend pas de la chance de cette année-ci ;
Donc mes marchandises ne m’attristent pas.

 

La seconde stratégie, c’est de conserver en fonds propres un montant au moins égal à 5 % de façon à ne jamais être exposé au risque de faillite ou encore, variante, de lever des emprunts participatifs, les prêteurs participant aux risques et périls de l’entreprise, ce qu’on appelait dans le commerce maritime de l’époque les « prêts à la grosse », dont le spread sera à l’équilibre de 5 %.

 

La troisième et dernière, c’est de s’assurer, auprès bien sûr d’un assureur disposant lui aussi d’une clientèle assez large d’assurés pour faire jouer la loi des grands nombres. En concurrence parfaite, la prime pure de l’assureur (i.e. hors coûts de fonctionnement) va s’élever exactement à 5 %. Les prêteurs ou les investisseurs disposent alors de créances ou de droits financiers réputés sans risque. (Vous notez qu’une contrainte d’arbitrage va alors intervenir : il est impossible sur la durée que les armateurs encaissent du 10 % sur les navires rentrés saufs au port, i.e. du 9,5 % sur leur capital, et ne paient que du 5 %. Ces 4,5% de rente vont être effacées, soit par baisse du prix du fret, soit par hausse du prix des navires, soit enfin par hausse du coût de l’assurance.)

 

Ce petit exemple contient tout. La prime d’assurance est identique dans cet exemple à l’économie de coût sur les fonds levés, i.e. 5 % des fonds levés ou assurés. Il est légitime de dire que l’assureur participe à la structure du capital de l’entreprise. On rappelle bien sûr que le risque d’entreprise dans cet exemple simplifié se réduit au risque assurable de la météo. C’est donc un peu comme si, pour employer le jargon moderne des marchés, l’entreprise émettait des obligations pour financer 100 % des navires et que les investisseurs achetaient des CDS ou credit default swap pour le même montant pour se couvrir. L’assureur est, ici, un vendeur d’options sur le défaut de l’entreprise2. On retrouve l’argument d’arbitrage qui permet de prouver MM : il est indifférent pour l’investisseur que l’entreprise fasse sa protection elle-même, ou bien qu’il la confectionne à son niveau sur les marchés.

 

Il en va pareillement si l’entreprise subit de multiples risques, chacun contribuant, corrélation aidant, au risque d’ensemble de l’entreprise. Si un assureur en prend une partie, le risque diminue pour les autres bailleurs de fonds. L’exemple montre aussi la nature assurantielle des fonds propres.

 

Ce raisonnement implique qu’il faut s’assurer, mais, dans l’environnement fluide de Modigliani-Miller, les marchés financiers le font tout aussi bien. Si l’assurance n’est qu’un moyen alternatif aux marchés financiers de distribuer le risque à des tiers, il n’est recommandé de l’utiliser que lorsqu’elle le fait à un coût moindre. Dans l’air raréfié de la finance des marchés à l’équilibre, elle n’a donc pas de justification.

 

On va contester dans un  second billet cette affirmation.

1. Cette question vaut pour les assurances proprement dites, par exemple les assurances dommage, et pour les assurances financières, par exemple la protection contre les variations de devise, bien que ce dernier cas ressorte plutôt de techniques de couvertures que d’assurance à proprement parler.

2. Le langage de la théorie des options est ici commode. Si une entreprise a une dette nominale de D, des actifs économiques de A et des fonds propres de E, on a la relation, qu’on appelle parité put-call :

Valeur de l’actif = Valeur du call (écrit sur l’actif au prix d’exercice de D) + Valeur de la dette sans risque – Put (écrit sur l’actif au prix d’exercice de D). Ou encore :

Valeur de l’entreprise = Valeur des fonds propres + Valeur de la dette risquée,

égalité où l’on reconnaît l’égalité de Modigliani-Miller. Le put est la prime d’assurance contre le défaut, on dirait aujourd’hui le CDS permettant la couverture de la dette. On voit donc que la valeur des primes d’assurance sur la valeur de l’actif (à hauteur de la dette souscrite) est équivalente au spread de dette que supporte l’entreprise.