Assurer le risque : la fonction assurances au cœur des responsabilités du directeur financier
Parler risque, c’est parler assurances. D’où et quand viendra le prochain risque pour l’entreprise ? Nous n’en savons rien, avouons-le. C’est plus souvent le risque qui nous trouve que nous qui trouvons le risque. Mais, de la même façon que la chance arrive aux gens bien préparés, le risque, c’est-à-dire le sinistre dans le langage de l’assurance, tend à se concentrer sur les gens mal préparés. Et être préparés, c’est surveiller, prévenir et s’en remettre le cas échéant à un assureur externe.
En ce sens, il n’y a pas un département ou une direction qui doive se spécialiser dans « le risque », puisqu’il est transversal à toute l’entreprise. C’est de façon illégitime et presque dangereuse qu’on a vu émerger dans les entreprises un acronyme nouveau, celui de CRO pour Chief Risk Officer, à croire qu’une fois la personne nommée, les sinistres sont pris en charge, de sorte qu’on peut retourner tranquillement s’occuper de ses affaires. « Directeur des assurances » est un titre ancien et plus approprié que CRO, puisque le gros du travail en question reste quand même la couverture au mieux et au meilleur prix des risques de l’entreprise via les marchés de l’assurance.
Or, très profondément, cette fonction d’assurance est inséparable du métier du directeur financier. On le voit aisément : quand une entreprise s’assure, elle limite ou élimine un risque particulier, un incendie dans ses établissements, une responsabilité civile auprès d’un salarié, la faillite d’un acheteur, etc. Son risque économique d’ensemble s’en voit réduit, à proportion du risque couvert. Si elle est endettée, sa probabilité de faillite décroît. Par conséquent, le coût de son capital, i.e. la surprime qu’elle est obligée de verser à ses investisseurs par rapport au taux de financement sans risque, décroît aussi. D’où le constat : l’entreprise paie une prime d’assurance d’un côté, mais économise en coût de financement de l’autre. Ce qui va nous obliger à répondre à la question : à quelle condition la baisse du coût du capital correspond-elle exactement à la prime d’assurance payée, ce qui est un cas où il est indifférent de s’assurer ou pas ?
Avant d’y venir, remarquons que la question se retourne. Si les sommes s’équilibrent selon qu’elles soient versées aux assureurs ou aux investisseurs, il devient possible de s’assurer plutôt que de faire prendre le risque par les investisseurs, créanciers et actionnaires. Les assureurs deviennent en quelque sorte des fournisseurs de quasi-capital pour l’entreprise.
Ah ! Ah ! Cher lecteur financier, nous voici revenus à nos bonnes années de jeunesse, quand on potassait nos cours de finance la veille au soir des examens à coup de tasses de café. Il nous remonte vaguement en mémoire ces deux chevaux de labour que sont les résultats de Modigliani-Miller et le CAPM[1]. Le premier nous rappelle que la valeur économique d’une entreprise ne dépend pas de sa structure de financement. Que vous usiez de fonds propres, de dette ou de quasi-capital comme des garanties d’assureur, c’est pareil. Pourquoi alors s’assurer ? Si les assureurs, nous dit le second résultat, ne couvrent que le risque diversifiable (comme dans les exemples donnés plus haut), les investisseurs font déjà le travail à coût nul par le jeu de la diversification, en investissant dans beaucoup d’entreprises. L’assureur d’ailleurs ne fait pas autre chose, à savoir diversifier son pool de risques. Pourquoi le faire deux fois ?
Le sommeil venait, rappelons-nous, et on avait fait une impasse sur la dernière partie du cours, celle qui nous disait que ces jolis théorèmes supposaient des conditions très étroites. Le fait qu’il y ait des assureurs et des directeurs des assurances, et qu’on les paie cher, laisse d’ailleurs penser qu’il y a une autre approche du problème.
Une approche centrale pour le directeur financier. Tout d’abord, les assureurs ne sont pas là que pour couvrir le coût d’un sinistre. Leur rôle est aussi et peut-être surtout dans la prévention. Si on les paie, c’est aussi pour qu’ils surveillent et auditent, et ceci de l’extérieur, ce qui constitue une garantie pour les investisseurs financiers et pour le management. Un assureur sur grands risques industriels fera autant de prévention et de surveillance que de transferts de risque à proprement parler. D’une certaine façon, l’absence de sinistre sera l’indice que son service de protection aura été efficace. Pareil pour l’assurance-crédit : on délègue à un agent extérieur une partie de la surveillance du poste client, ce qui renforce la main du credit manager sur les équipes de vente de l’entreprise et permet parfois de capter une clientèle de meilleure qualité. Il y a création de valeur en propre. Les mauvais assureurs se contentent de fournir des incitations à ce que ce soit l’entreprise qui s’oblige à la surveillance, par des mécanismes de franchise, de limites de décaissement, etc. Les bons assureurs mettent les mains dans le cambouis.
Un directeur financier doit faire en sorte, avec son collègue des assurances, que l’assureur soit interventionniste, qu’il apporte une seconde paire d’yeux. On voit l’analogie avec le commissaire aux comptes : son rôle d’investigation est aussi un service d’assurance pour le directeur financier, trop loin souvent de ses filiales, surtout si elles sont à l’étranger. Si on est dans cette configuration, le résultat de Modigliani-Miller ne tient plus. Une assurance bien dirigée a un impact positif sur la valeur.
En sens inverse, il y a le risque d’une sur-assurance. On l’expérimente en tant que particulier à constater que nos diverses cartes de crédit, assurances employeurs, assurance du conjoint, etc., se chevauchent assez souvent. Pour une entreprise, il en va pareil, mais à une autre échelle, chacun des petits risques assurés contribuant, corrélation aidant, au risque d’ensemble de l’entreprise. Deux interrogations alors : n’y aurait-il pas au sein même de l’entreprise une certaine mutualisation, surtout si elle est de taille importante ? Plus encore, n’y a-t-il pas, avec les fonds propres un mécanisme d’auto-assurance très puissant, une véritable assurance tous risques ? Ces deux questions s’adressent au premier chef au directeur financier qui doit tenter de trouver la solution la moins coûteuse entre s’adresser à une multitude d’assureurs ou lever des fonds propres auprès d’investisseurs bien diversifiés, une chose plus aisée il est vrai pour une entreprise cotée en bourse que pour une entreprise à capitaux privés. Une cartographie des risques bien faite, reliée à une base centralisée des contrats d’assurance du groupe, est clairement une première étape dans cette voie.
Enfin, les assurances atteignent aussi leurs limites. La complexité du risque, les informations mal partagées dépasse parfois les capacités d’identification par l’assureur. Le risque d’entreprise lui-même, c’est-à-dire le fait pour l’entreprise de bien naviguer dans son environnement d’affaires, n’est pas assurable, puisqu’elle consisterait à faire en sorte que le management soit de bonne qualité, une chose que mêmes les investisseurs financiers ont toute difficulté à faire. On le voit bien avec les assurances risque d’exploitation que les assureurs avaient survendues imprudemment avant l’arrivée du Covid. Seuls les fonds propres peuvent couvrir ce risque. En ce sens, l’assurance est indissociable du management financier de l’entreprise. Le CFO est aussi et peut-être surtout un CRO.
[1] Capital Asset Pricing Model ou Modèle d’évaluation des actifs financiers dans des marchés à l’équilibre.
Cet article a été publié dans le numéro 383 de Finance&Gestion.