Boeing, fleuron industriel des États-Unis, est certainement une belle entreprise. Un regard sur les résultats 2018 nous en persuade : en gros 100 Md$ de chiffre d’affaires, et 10,5 Md$ de résultat net. Et un décollage des revenus et des résultats depuis 2017, lié entre autres au succès du désormais célèbre 737 Max.

C’est aussi une entreprise qui récompensait bien ses actionnaires : le cours boursier était autour de 150$ par action de 2014 à 2017, pour commencer une ascension vers un sommet de 440$ au début mars 2019 jusqu’à… jusqu’à l’accident industriel qui fait encore les gros titres de la presse économique. Le cours a dévissé depuis, à 325$, retrouvant son niveau moyen de 2018, ce qui pointe quand même une chute à aujourd’hui, début août 2019, de 25% de la capitalisation, qui s’établit à 185 Md$.

L’ascension se voyait sur le cours boursier, mais aussi sur le cash qui était distribué aux actionnaires. Voici pour les trois dernières années comptables :

en Md$ 2018 2017 2016
Dividendes versés 4,0 3,4 2,7
Rachats d’actions 9,0 9,2 7,0
Total 13,0 12,6 9,7

 

Ainsi, en 2018, elle a versé 124% de son résultat net.

Si l’on prend donc une capitalisation de 185 Md$, proche du niveau moyen sur l’année 2018, le retour en cash pour l’actionnaire, ce qu’on appelait autrefois le dividend yield, mais qu’il vaudrait mieux appeler désormais le dividend – stock repurchase yield, s’établissait les deux années passées autour de 7%.

Source : Yahoo Finance

 

On note au passage que Boeing – mais cela ne fait pas exception dans le paysage financier américain – distribue de deux à trois fois plus de cash via rachat d’actions que par dividendes. On connaît les trois gros motifs de cette préférence : flexibilité – on va y revenir –, fiscalité et préférence pour un mode de distribution du cash qui ne fait pas baisser, comme c’est le cas pour un versement de dividende, le cours boursier (selon le phénomène classique du « ex-dividende »). C’est bien commode pour les porteurs de contrats, type stock options au management, qui sont assis sur le niveau du cours boursier et non sur sa performance.

Depuis 2013, cela fait quand même un montant de 200 millions d’actions, soit 43 Md$, qui a été retiré du bilan de Boeing par ce mécanisme. Si la somme avait été distribuée sous forme de dividende, le BPA, bénéfice par action, aurait été 25% plus bas, sans rien changer bien sûr, du moins au premier ordre, à la capitalisation boursière.

Le conseil d’administration de Boeing avait des visées plus hautes : il avait, en 2017 et 2018, autorisé non pas les 9 Md$ rendus aux actionnaires sous forme de rachats d’actions, mais 20 Md$. (Ce devait être reconduit pour 2019, mais les déboires du 737 Max lui ont fait annuler la mesure.) L’étonnant, à regarder le bilan de Boeing (voir le bilan et tableau de financement en pages 50-51 du 10-K de 2018), c’est que l’entreprise, suite aux multiples rachats d’actions, les a conservées dans son bilan sans les annuler, ce qui est pourtant le comportement habituel suite à un rachat d’action. Et ceci pour un montant considérable, soit 55 Md$ à juin 2019, un gros quart de la capitalisation totale de l’entreprise[1]. Comptablement, ces actions, dites « treasury stocks » ne peuvent pas être portées à l’actif du bilan (le droit interdit en général à une société d’être propriétaire d’elle-même), mais négativement au passif. De la sorte, les fonds propres comptables de Boeing ne sont que de 0,4 Md$, pour un actif total de 117 Md$ à la fin 2018, et même négatifs à -5,3 Md$ suite aux provisions liées aux déboires du 737 Max. Voir ici pour le 10-Q de 2019-T2. On est surpris d’ailleurs du faible montant de la trésorerie proprement dite à son bilan, de l’ordre de 8 Md$ en 2017 et 2018 (il faut toutefois, dans l’aéronautique, prendre en compte les avances que font les clients sur les avions en commande, soit 10 Md$ en 2018 dans le cas de Boeing).

 

          Parenthèse : Pour les polars de l’analyse financière que sont les lecteurs de ce billet (mais Vox-Fi se doit à sa raison d’être « la voix de la finance »), il est stimulant de regarder la tête du bilan économique de l’entreprise, si jamais on réintégrait les actions de trésorerie dans la trésorerie et dans les fonds propres :

en Md$ 2018
Actifs longs 24
BFR -18
Actif économique 6
Fonds propres 52
Dette financière 14
 – Trésorerie -60
Dette financière nette -46
   

Beau métier que celui de constructeur aéronautique : on a un gros BFR négatif, les clients vous avancent le financement des avions qu’ils commandent.

Un mot de plus sur les actions de trésorerie (AT) et la flexibilité que cela offre. Il est plus compliqué pour une entreprise de faire voter des dividendes que des rachats d’action. Les rachats peuvent se faire quand on le souhaite, à tout moment, selon les disponibilités de trésorerie. Mais ce qu’illustre Boeing, c’est que cette flexibilité est à double sens. Si on garde les actions ainsi rachetées au bilan plutôt que de les annuler, cela veut dire qu’elles peuvent être revendues sur le marché. Une sorte de « stock re-sale », bien sûr à condition qu’elles ne portent pas trop de plus-values latentes pour éviter l’impôt. Alors qu’un dividende est une sortie irréversible de cash (on ne peut pas faire voter un dividende négatif), un rachat d’actions est par contre réversible si les actions n’ont pas été annulées. Si l’entreprise a besoin de fonds, elle peut revendre ses actions et s’éviter le formalisme – et le contrôle de gouvernance – d’une augmentation de capital votée en assemblée générale extraordinaire. Le rachat d’actions devient un cagnotte anti-regard des actionnaires à la disposition du management.

Tout n’est pas rose évidemment. Quid si le cours se met à dévisser ? Boeing court très peu ce risque : son prix moyen d’achat est de 123 $ par action contre un cours aujourd’hui de 335 $. Mais il y a quand même une sorte de doigt dans l’engrenage : l’entreprise se doit désormais de préférer les rachats d’actions au dividende pour éviter l’effet mécanique de dépression du cours que provoque le versement du dividende.

 

 

Tout cela ne serait au fond qu’ingénierie financière si ne se cachait pas derrière une interrogation plus gênante. Boeing n’aurait-il pas, en cherchant à retourner à ses actionnaires des sommes toujours plus importantes, arbitré au détriment de ses investissements ? Un nouveau programme d’avion est chose très coûteuse. Le 787 initial, le Dreamliner, avait quand même coûté 32 Md$. Or, depuis trois ans, les dépenses d’investissement sont au sec. Voici les chiffres :

 

en Md$ 2018 2017 2016
Investissements 4,6 2,0 3,4

 

On voit de visu que le 737 Max n’a pas occasionné des dépenses massives. Pour en réduire les coûts de développement, Boeing a choisi pour l’essentiel de boulonner des moteurs plus puissants et économes sur un châssis à peine remodelé. Certes, il fallait se presser devant la menace concurrentielle d’Airbus avec son 320 Neo, mais il y avait peut-être aussi, est-on tentés de penser, le souhait de ne pas interrompre les distributions aux actionnaires et le magnifique parcours boursier. Au passage, la suite l’a montré, on négligeait peut-être les difficultés techniques que le branchement de moteurs plus puissants sur un cadre identique allaient faire naître, et que des logiciels plus sophistiqués n’allaient pas forcément pouvoir régler.

***

Cet épisode est peut-être l’occasion de revenir sur une aimable polémique qui se poursuit dans les colonnes de Vox-Fi. Les distributions aux actionnaires sont-elles « excessives » et ne nuiraient-elles pas ainsi à l’investissement ? Pour une entreprise en particulier, peut-être, comme on vient de le voir, mais la question porte sur l’économie dans sa globalité. Pascal Quiry, de la Lettre de Vernimmen, indique avec force que non, en faisant valoir un impeccable raisonnement comptable : l’argent qui est retiré de certaines entreprises est forcément réinjecté quelque part dans les circuits économiques. Sauf à ce que la consommation des « capitalistes » explose, cela va donc forcément à financer s’autres investissements, pour une forte partie d’ailleurs dans des entreprises privées, non cotées en bourse, type private equity ou capital risque. Le montant d’épargne, et donc d’investissement, est sauf. L’épargne ne part pas sur la planète Mars ; elle irrigue l’économie, allant se placer là où elle rapporte le plus, à l’avantage de tous.

Mais on peut avoir face à cela une approche plus keynésienne : que se passe-t-il si en moyenne dans l’économie, les conseils d’administration, , poussés par les investisseurs, décident de privilégier la distribution plutôt que l’investissement et la croissance ? Dans ce cas, cette décision est autoréalisatrice par un effet de bouclage au niveau macro : c’est bien le chiffre d’affaires des entreprises au total qui se voit réduit, et donc le revenu, et donc l’épargne, celle-ci restant égale, mais à un niveau plus bas, au montant de l’investissement.

À noter qu’une pression « trop » forte sur les salaires et l’emploi (les fameux gains de productivité, qui sont souvent, non pas un progrès technique, mais une façon plus adroite de faire transpirer) a le même effet, dans cette logique à la Keynes, qu’une moindre volonté d’investir.

Est-ce la pression des actionnaires pour toujours plus de distribution qui joue ? ou bien une perception accrue du risque qui rend réticents les chefs d’entreprise ? ou bien enfin, comme le disent certains, un ralentissement du progrès technique qui tarit les opportunités d’investissement ? En clair, est-ce un phénomène de demande ou d’offre de capitaux ? Sont-ce les entreprises qui refoulent l’argent qu’on veut bien leur avancer ou les investisseurs qui veulent en pomper plus ? Les chiffres ne le disent pas. Toujours est-il que le jeu de la distribution n’est pas simplement une question de tuyauterie qui fait circuler d’un secteur à l’autre de l’économie une certaine masse d’épargne. C’est aussi la croissance et l’emploi qui sont en jeu.

 

[1] Soit 444 millions d’actions à fin 2018 sur un total émis de 1.012 millions.