NDLR : Nous publions le premier épisode d’une série sur l’innovation managériale et le management de la performance.

 

Préambule : budgéter ou ne pas budgéter, là n’est pas la question

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Le remplacement du budget par une  prévision dynamique à 12 mois donne de l’agilité à Danone et permet de sécuriser les process tout en se mettant en mouvement”. C’est ce que met en avant Cécile Cabanis, DG Finance de Danone, quand elle a reçoit son Trophée DFCG du Directeur Financier 2017. Elle met ce changement sur le même plan que le rachat de Whitewave.

 

Ces deux actions concourent à la transformation de Danone en “benefit corporation[1] voulue par son PDG, Emmanuel Faber.

Le propos de cette série d’articles n’est pas de faire l’argumentaire du “Beyond Budget”. Cela a déjà été fait avec talent[2]. Plus généralement, les formes “alternatives” ou “dynamiques” du management de la performance ont fait l’objet de nombreuses publications[3].  L’objectif est plutôt d’analyser l’apport du management de la performance aux innovations managériales qu’impose sans cesse l’évolution de notre monde. Ces articles essaieront aussi de mettre en lumière les recherches universitaires que le modèle napoléonien des Grandes Écoles a écarté de la culture des cadres français qui en sont issus. Ces managers sont ainsi souvent d’accès à une fabrique exceptionnelle d’analyses, de synthèses et de rampes pour l’innovation. Heureusement, les acteurs du conseil sont là pour en livrer un “digest”, en oubliant de donner leurs sources. L’université ne pourrait-elle pas promouvoir dans la même approche de vulgarisation et dans un objectif tout aussi rémunérateur (!) les travaux scientifiques qui répondent directement aux impératifs d’évolution et d’innovation des entreprises ?  L’auteur souhaite partager avec ses lecteurs le fruit de ses recherches menées à travers un Mastère Spécialisé Innovation & Transformation à CentraleSupélec : l’approche purement scientifique de l’innovation dans la gestion de la performance lui a ouvert de nouveaux horizons et de revisiter les paradigmes de la gestion qu’il a pratiqué pendant trente ans.

 

De la “bouge” au “M form”, heurs et malheurs du budget

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La linguiste Henriette Walter[4]  retrace le parcours de  la petite bourse accrochée à la ceinture contenant de la monnaie permettant de faire face aux dépenses prévisibles de la journée, appelée par les gaulois « bouge », devenue en ancien français « bougette ». Traversant la Manche dès le Moyen-Âge, la “bougette” finit par désigner le sac de Sir Robert Walpole, chancelier à l’Échiquier contenant les comptes prévisionnels de la couronne qu’il doit présenter au parlement en 1720 après l’explosion de la bulle spéculative de la «compagnie des mers du Sud» : le budget est né et ne tarde pas à retraverser la Manche, fort de sa nouvelle acception.

H. Thomas JOHNSON et Robert S. KAPLAN retracent[5] comment, outre-Atlantique, le budget prend forme dans les entreprises. Les Du Pont de Nemours, inventeurs du reporting et des techniques de consolidation, indispensables à la conduite de groupes intégrés verticalement, étaient aussi actionnaires de General Motors. Quand Pierre Samuel Du Pont remplace le fondateur de la très horizontale General Motors, en 1920, il doit compléter sa palette d’outils de gestion. C’est Alfred P. Sloan qui lui apporte une solution : le modèle d’organisation multidivisionnelle, “M Form”, où le budget doit permettre le contrôle centralisé d’un système de responsabilité décentralisée. Le management de la performance, au-delà de la technique de gestion, s’affirme à nouveau comme médiateur au service d’une stratégie et d’un mode de leadership.

Tout au long du 20ème siècle, le budget devient la norme mondiale, véritable “couteau suisse” du manager, remplissant en grande partie les cinq fonctions d’un modèle de management de la performance : (1) la prévision des résultats, (2) la fixation des objectifs et (3) l’évaluation de la performance, (4)l’allocation des ressources et investissement, (5) la délégation fixant un plafond de dépenses “pré-autorisées”.

 

Les limites du contrôle budgétaire

Dès 1967, Geert Hofstede[6]  décrivait les méfaits du contrôle budgétaire sur le management et sur les comportements. En 1994, une étude  titrée «Faut-il tuer le budget ? » menée par la DFCG, associée à KPMG et l’IFOP,  rapporte que 99 % des entreprises interrogées déclarent faire un budget. Mais ce constat n’est pas un simple symptôme du syndrome de “l’irréductible village d’Astérix” puisque l’année suivante, Jack Welch, l’emblématique patron de General Electric,  déclare dans le magazine Fortune[7] que le budget est « le fléau de l’entreprise Amérique ». Ce dernier présente le budget comme  une négociation entre un dirigeant qui veut annoncer la plus forte rentabilité possible et un manager qui veut prendre le moins de risque possible pour son bonus. Dans cette vision du budget, on peut imaginer qu’au sommet de l’entreprise, on frôle la schizophrénie. Ces signaux d’alerte sur la pertinence du budget vont se multiplier.

La substance même du budget est d’abord suspectée d’ambivalence[8] : la comptabilité de gestion, conçue pour supporter la prise de décision, est aussi utilisée comme un outil d’influence.

Dans le même temps, on reproche à cette substance de ne pas donner une vision complète : les données financières ne suffisent pas à évaluer la performance des entreprises [9].

Enfin, le rapport qualité/coût du budget pose problème. Gilles Bonelli, responsable de la spécialité “Management de la Performance des Entreprises” pour le cabinet de benchmark The Hackett Group, souligne la frustration largement répandue au regard de l’inefficacité et de l’inefficience du budget annuel, dont la transformation est la principale priorité pour 54% des entreprises[10]. En 2017, ce cabinet chiffrait[11] à 0,2% du chiffre d’affaires (CA) le coût du processus planning & stratégie, soit 16 équivalents temps plein (ETP) par milliard de CA. Cela correspond à 23% des coûts et 26% des effectifs en ETP des services financiers.

Si la recherche d’une alternative au budget est d’actualité et fait débat, c’est que l’enjeu grandit. Le budget engendre certes en interne des dysfonctionnements, mais il perd maintenant son utilité pour permettre à l’entreprise de relever les défis de son marché, ce qui fait sa raison d’être. Et ce marché est soumis à de nouvelles forces, qu’il est indispensable de prendre en compte dans un modèle de management de la performance, intégrant le budget ou non…

 

[1] Un statut d’entreprise proche de celui “d’entreprise à mission” formulé par le Centre de Gestion Scientifique  de Mines Paris Tech (Blanche Segrestin & Kevin Levillain & Vernac Stéphane & Armand Hatchuel, 2015. « La « Société à Objet Social Etendu » : un nouveau statut pour l’entreprise, » Post-Print hal-01110767, HAL ) mis en avant par le rapport rendu en mars 2018 par le patron de Michelin, Jean-Dominique Senard, et l’ancienne dirigeante de la CFDT, Nicole Notat en préparation de la loi Pacte.

[2] Lire BOGSNES, Bjarte. Implementing beyond budgeting: unlocking the performance potential. John Wiley & Sons, 2016.

[3] En particulier par l’équipe de recherche en management à Paris Dauphine de Nicolas Berland, qui a publié en 2018, Exposing organizational tensions with a non-traditional budgeting system, Journal of Applied Accounting Research, Vol. 19 Issue: 1, pp.122-140,  et le programme de rechercher‘Beyond Budget” à la Norwegian School of Economics (NHH) de Katarina Kaarbøe qui a publié en 2013 Managing in Dynamic Business Environments Between Control and Autonomy, Edward Elgar.

[4] Dans Honni soit qui mal y pense: l’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais. Robert Laffont, 2015.

[5] THOMAS, Johnson H. et KAPLAN, Robert S. Relevance lost: the rise and fall of management accounting. Harvard Business School Press, Cambridge, MA, 1987.

[6] HOFSTEDE, G. H. The Game of Budget Control: How to live with budgetary standards and yet be motivated by them. Assen, Van Gorcum & Comp, 1967.

[7] LOEB, Marshall et MARTIN, T. J. Jack Welch lets fly on budgets, bonuses, and buddy boards. Fortune, 1995, vol. 29, p. 73.

[8] DEMSKI, Joel S. et FELTHAM, Gerald A. Cost determination: A conceptual approach. Iowa State Pr, 1976.

[9] ITTNER, Christopher et LARCKER, David. Non-financial performance measures: what works and what doesn’t. Financial Times, 2000, vol. 16, no 10, p. 2000.

[10] BONELLI, Gilles. Reinventing enterprise performance management to support sustainable, innovation based growth  OracleScene Digital, Autumn 2014 p.44-47.

[11] 2017 Hackett Group Performance Metrics.