La lecture des Anciens fait alterner ennui (parfois), fascination (souvent). On est décidément dans le mode fascination à lire les débats conduits par certains économistes dans la première moitié du 18ème siècle, à l’époque de la Régence en France. De Richard Cantillon d’un côté, avec son formidable livre (« Essai sur la nature du commerce en général »), excellement réédité en 1952 par l’INED, et de John Law de l’autre, lu ici indirectement via le récent livre de Bertrand Martinot « John Law – Le magicien de la dette », 2017.

Nous sommes au moment de la Régence, à la mort de Louis XIV, avec une France ruinée de par les guerres répétées, coûteuses, inutiles, et par l’exode des élites protestantes. (On ne dira jamais assez à nos écoliers à quel point deux de nos très grands hommes, Louis XIV et Napoléon, ont ravagé le pays, et souvent l’Europe avec). Les finances publiques sont au plus bas et les restaurer requiert une politique d’austérité difficile à conduire politiquement, malgré la vision assez claire qu’en avait le Régent.

John Law est un génial et truculent Écossais, que décrit très bien le livre de Martinot. Il est venu auprès du Régent avec un diagnostic simple et persuasif : la politique d’austérité est un processus long et coûteux, qui va affaiblir encore le pays dans un premier temps ; ce dont manque le royaume, c’est plutôt de disponibilités monétaires, à défaut desquelles il est difficile de relancer les affaires. Une monnaie abondante est en quelque sorte un gage de prospérité, davantage cause qu’effet de cette prospérité. Homme de synthèse et esprit agile, il résume cela en une phrase fameuse :

« Ce qui constitue la puissance et la richesse d’une nation, c’est une population nombreuse et les magasins de marchandises étrangères et nationales. Ces objets dépendent du commerce, et le commerce dépend du numéraire. »

L’énoncé surprend, mais ne manquait pourtant pas de bon sens. On l’associe souvent aux Mercantilistes dont il convient de reconsidérer le mérite. Le volet monétaire de l’économie reposait à l’époque essentiellement sur l’or et l’argent comme numéraire. Une économie a besoin de monnaie pour assurer les transactions. Faute de monnaie, les échanges sont plus difficiles à effectuer, reposent davantage sur le crédit, sur la confiance et sur la solidité des institutions, choses rares et fragiles. Il y a évidemment des forces qui ramènent à l’équilibre, comme allait parfaitement le décrire David Hume quelques décennies après, mais selon un mécanisme déjà compris à l’époque. Si le pays manque de numéraire, par exemple suite à des échanges extérieurs déficitaires qui l’obligent à exporter son or pour assurer ses importations, l’effet récessif de cette pénurie fait baisser le niveau général des prix, ce qui redonne de la compétitivité au pays et lui permet de retrouver une capacité – par le jeu des exports – à importer de la monnaie. Le mécanisme joue à l’inverse pour le pays qui s’obstine à conserver une balance commerciale excédentaire : il importe des moyens monétaires, qui se diffusent en hausse des prix intérieurs et en inflation locale. L’étalon-or, c’est bien sa vertu, est un mécanisme autorégulateur assez puissant, par les « altercations du marché » pour reprendre le mot formidable de Cantillon, qui font monter ou baisser les prix, les taux d’intérêt, les rentes et les salaires.

Mais cet ajustement prend nécessairement un temps assez long. On en trouve un exemple moderne en regardant le sort de la Grèce, qui, un peu comme à l’époque de la Régence, est contrainte par une sorte d’étalon-or très rigide, à savoir l’euro, une monnaie que le pays ne contrôle pas. L’austérité est une bonne médecine, mais pour malades très patients, avec un horizon mortel assez long.

Le message de Law au Régent trouvait alors tout son sens : en termes modernes, elle revenait à dire : « ayez une politique monétaire active ! Débarrassez-vous un temps de la rigidité du lien entre stock de numéraire-or et monnaie en circulation. » C’était la base d’une intuition géniale : l’or est une garantie ultime, mais n’a pas à circuler en soi. Si l’on émet des billets avec garantie publique gagés sur les disponibilités en or, on acquiert un certain levier, une masse monétaire rendue tout aussi solide fiduciairement que le stock d’or initial, par ce jeu du collatéral, à condition bien sûr de ne pas en abuser.

À vrai dire, cette déconnexion monnaie-or (ou base monétaire en termes modernes) et monnaie en circulation existait depuis longtemps. Les échanges de taille importante étaient assurés par le jeu des « lettres de change » qui étaient des titres de créances à court terme émis par des banques privées, avec garantie de convertibilité fournie par elles. La proposition de Law n’était que le passage à une dimension supérieure, celle de billets garantis non par des institutions privées, mais par l’État. En clair, on inventait la monnaie fiduciaire telle que nous la connaissons aujourd’hui[1]. Si par exemple il était requis dans le pays de disposer de 20% du PIB sous forme de monnaies métalliques (Cantillon estimait à 1/9ème la quantité requise, par des calculs impressionnants de précision analytique, mais pas nécessairement justes[2]), on pouvait émettre des lettres de change ou des billets publics pour 10 autres pourcents et disposer ainsi d’une masse monétaire égale à 30% du PIB. Si cette masse monétaire se révélait excédentaire, et qu’il n’en fallait à l’équilibre que 25%, l’ajustement se ferait simplement et patiemment, sur la durée, par le jeu des prix qui iront monter d’un sixième, pour faire repasser le ratio monnaie / PIB de 30% à 25%.

Ce que Law entrevoyait comme mesure de politique économique, c’était le passage momentané de, disons, 25 à 30% pour libérer les échanges pendant la période de remise à niveau économique. Il pouvait y avoir excès, mais il est préférable qu’il y ait inflation correctrice, comme dans l’exemple plus haut, qu’une longue période de déflation dans le retour à l’équilibre. L’histoire lui a donné raison : les reconstructions liées aux dommages de guerre se font en général en période de grand laxisme monétaire. Cela a été le cas en Europe centrale, notablement en Allemagne, au sortir de la Première Guerre mondiale. Cela a été le cas en France au sortir de la guerre de 40-45. Étonnamment, on sait que l’Allemagne a échappé à cette malédiction à cette même époque, ce qui l’a installé durablement dans un cycle vertueux de « mark fort » et de puissance exportatrice (ce qui n’était pas acquis, la période nazie d’avant-guerre ayant été une période de fort protectionnisme et de déficit commercial). La raison en a été sa capacité à collecter de la monnaie (dans la règle monétaire stricte issu de Bretton-Woods) par le jeu de ses exportations. C’était, comme le disent aujourd’hui les historiens, la chance d’avoir perdu la guerre tout en gardant le gros de sa capacité industrielle puisqu’on estime que l’Allemagne conservait environ 80% de son économie industrielle en 1945. Le début de la guerre froide a fait le reste : les États-Unis ont imposé un fort réarmement à la Grande-Bretagne et à la France au sortir de la guerre, tout en interdisant à l’Allemagne de se réarmer. C’est ainsi, financée au surplus par le Plan Marshall, que l’industrie mécanique allemande a tourné à plein pour aider au rééquipement militaire des deux autres pays, pour passer ensuite à l’équipement du monde entier.

Revenant à la période de la Régence, cette invention géniale requerrait des institutions en conformité avec cette tâche nouvelle en matière de confiance. Elles étaient absentes. En particulier, il était gravissime de faire reposer la monnaie fiduciaire sur un financement aussi volatile que le sont des actions émises à grand bruit dans un large public (les fameuses actions de la Banque générale, devenue Banque royale en 1718, réunissant plusieurs sociétés de commerce, dont la Compagnie du Mississipi) : les actions sont des instruments faisant par nature des promesses sur le futur plutôt que de verser des coupons fixes et vérifiables, des instruments bien plus propices à bulle que les titres de dette. Il fallait prendre plutôt modèle sur les Lloyd’s ou sur la Banque d’Angleterre, nés tous les deux à peu près à la même époque : leurs actionnaires étaient de riches particuliers, soumis à un régime de « commerçant », c’est-à-dire avec responsabilité illimitée sur leurs biens propres.

Toute innovation véritable ayant tendance à aller au bout de ses excès (c’est d’ailleurs par là, dit cyniquement, qu’on juge de sa qualité), le système de Law a connu son implosion, sa bulle. On a mis un bon siècle et demi, en Grande-Bretagne, à trouver les réglages nécessaires au fonctionnement à peu près correct d’une système de monnaie fiduciaire, d’une « Banque générale » qui soit une vraie banque centrale. Car si on peut passer de 25% à 30% du PIB, il est bien tentant de passer à 40 ou 50%, et même au-delà, et ainsi au passage effacer le poids des dettes.

Cantillon était irlandais plutôt qu’écossais, tout aussi génial que Law, mais beaucoup plus avisé et bien meilleur économiste. Son Essai, datant de 1755, bien après les dégâts monétaires de la Régence, est un chef d’œuvre de puissance analytique, très similaire en cela aux écrits d’un autre immense économiste, David Ricardo. Il était hautement apprécié par Adam Smith ; il a été largement copié par le marquis de Mirabeau, père de notre Mirabeau historique. Il a toujours suscité l’admiration des économistes, dont particulièrement Ricardo, Jevons et Hayek.

Cantillon n’avait que 23 ans en 1720 quand il est venu en France, mais faisait montre d’une connaissance stupéfiante des mécanismes économiques. Il a vite fondé sa banque, compris parfaitement le système de Law et son vice, et fit sa fortune avec. Son principe était simple : acheter les titres émis par la Banque royale ou ses filiales, mais se couvrir immédiatement derrière. Et s’arrêter quand la machine est devenue folle (au prix de quelques chicayas avec les clients de sa banque).

Les décennies qui ont suivi l’ont nourri d’expérience et ont été la base de son Essai. Contre Law, il fallait remettre l’édifice sur ses pieds. Non, la monnaie n’est pas à la source de toute richesse ; c’est au contraire la capacité agricole et la population qui sont cette source unique. L’argent est une marchandise comme une autre, qu’il faut produire, qui a son coût. Il pose les mécanismes d’équilibre de la monnaie décrits plus haut. Il a des visions stupéfiantes sur le mécanisme des marchés, dont la complexité va au-delà de la simple description en termes d’offre et de demande, mais où intervient le jeu de l’investissement, des ajustements, de la concurrence (on comprend la fascination de Hayek). Il est loin de croire à la réalité immuable d’une économie comme ont eu tendance à le faire les Physiocrates comme Quesnay. Au contraire, il pense fortement que les périodes de trop forte abondance d’une ressource (comme des mines d’or – on dirait aujourd’hui comme le pétrole) occasionnent un appauvrissement industriel du pays : en effet, à exporter la ressource de base, on s’oblige, par équilibre comptable de la balance des paiements, à l’importation des autres biens, ceux qui créent les savoir-faire, les qualifications, l’innovation… et que façonne l’étranger.

D’une certaine manière, il est anti-keynésien avant la lettre, jugeant à raison que l’activisme monétaire n’est possible (en économie ouverte) que dans un système monétaire international préservant la liberté du change, ce qui était loin d’être le cas à l’époque. Peut-être a-t-il été trop loin dans sa dénonciation de la fallacie de Law. Il a gardé une grande méfiance pour tout système de banque générale, autrement dit de banque centrale. Une monnaie créée par des banques privées bien contrôlées y suffisait, selon lui.

Mais il fait partie des tout premiers économistes qui ont posé les bases d’une économie moderne. Il eut été bon qu’il fut arrivé en France en 1715 plutôt qu’en 1720, avec un peu plus de bouteille, et qu’il eut pu conseiller Philippe d’Orléans à la place de John Law. Ou mieux encore, qu’il se soit présenté un conseiller mélangeant les qualités, sans leurs défauts, de l’Écossais et de l’Irlandais.

 

[1] On a franchi depuis la fin de Bretton-Woods une étape supplémentaire, l’abandon de tout ancrage physique, une pure et vraie monnaie fiduciaire, fiat money, tenue par les seules banques centrales.

[2] Aujourd’hui, la masse monétaire au sens M1 de la zone euro est de 5 Tr€ environ, pour un PIB à peu près de 12 Tr€, soit de l’ordre de 40%.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 8 janvier 2018.