Carbones, euros : Pour un double pilotage climatique des entreprises
Donner un prix au carbone, disons-le d’emblée, est une bonne politique climatique, mais ce n’est pas la seule et de loin. De plus, il est probable qu’on ne réussira jamais à mettre ce prix (sous forme de taxe le plus souvent) à un niveau très élevé. La raison n’est pas tant que le « signal prix » n’est pas efficace – il l’est ! – c’est qu’il est difficile d’emploi s’agissant d’une taxe. Car on s’est aperçu un peu tard que la taxe avait de fortes conséquences distributives, les bas revenus en prenant plus que leur part puisqu’en proportion, leur consommation est plus lourde en carbone (chauffage, transport…) que les hauts revenus[1]. Qu’il y ait des biens coûteux (une maison avec jardin, le tourisme en Thaïlande…) et donc plutôt réservés aux hauts revenus ne pose pas de problème d’équité en soi, celle-ci devant être réglée en amont. Mais qu’un impôt soit clairement en défaveur des bas revenus alors que la consommation des hauts revenus est de loin en absolu la plus émettrice en carbone, et la question de l’équité devient patente.
D’où le consensus nouveau chez les économistes : une taxe carbone, mais dont le produit serait redistribuée pour une part aux bas-revenus à titre de compensation.
Un article récent remet même cela en question (voir Carbon reduction and social justice: A challenge for economic policy sur Vox-EU), car il y a un élément clé à ne pas oublier : il faut du temps pour changer son profil de consommation, par exemple adopter un véhicule électrique, changer sa chaudière au gaz pour une pompe à chaleur, faire les travaux de rénovation thermique, voire changer de logement. Et les hauts-revenus ont beaucoup plus de facilité – parce qu’ils ont l’argent – pour substituer un bien à l’autre.
Supposons alors une taxe carbone « redistribuée ». Les ménages riches passeront sans trop de problèmes à des consommations plus sobres en carbone, de sorte qu’ils contribueront de moins en moins à la collecte de la taxe. Les ménages pauvres auront plus de mal à faire cette substitution. De sorte qu’à la fin, il y aura certes redistribution du montant de taxe collecté, mais — dit pour aller vite — d’une taxe que les pauvres seront les seuls à payer.
Les auteurs, Moritz Kuhn et Lennard Schlattmann, favorisent alors une taxe carbone progressive sur le revenu associée à des subventions sur les biens « verts » (la pompe à chaleur par exemple). C’est plus vertueux selon eux puisque tous, riches et pauvres, seront incités à aller vers les biens verts, plus facilement bien sûr pour les riches, mais avec la différence qu’ils continueront à financer ce subventionnement. En clair, on ne charge pas le bien brun, on allège le prix du bien vert. J’avoue être sceptique sur l’acceptabilité sociale. Cela ne diffère pas beaucoup des politiques climatiques suivies actuellement, subventions plutôt que taxes, mais celles-ci le font subrepticement, sans clamer qu’on va monter l’impôt sur le revenu, ce qui serait un violent remède à l’amour.
Cette discussion met des doutes sur la possibilité de faire monter la taxe carbone à des niveaux très élevés, y compris 250€ la tonne en 2030, comme le recommande le rapport Quinet pour France Stratégie de 2019.
Sortir de l’obsession de la demande finale
Notons de ces débats qu’ils conservent toujours l’idée que c’est à la demande finale, celle des consommateurs, de s’adapter au nécessaire changement de notre mode de dépenses. On oublie ce faisant que les entreprises ont, elles aussi, le moyen de changer leur profil de dépenses, et de trois façons : sur les biens et services qu’elles achètent (en B2B), sur ceux qu’elles vendent, et sur la technologie qu’elles emploient pour les produire. Cela prend également du temps, mais elles en ont souvent les moyens financiers, en tout cas davantage que les ménages modestes à leur échelle. De plus, au niveau de l’économie, le total des consommations intermédiaires est plus important que le montant de la consommation finale (resp. 2 680 Md€ et 2 042 Md€ en 2022 en France). Enfin, il y a le risque que la taxe carbone soit un peu traitée par les entreprises comme la TVA, à savoir que l’entreprise la « pousse » en aval, de sorte qu’in fine, elle retombe en très grande partie sur les ménages[2].
Cela milite pour un autre instrument de réduction de l’empreinte carbone de l’économie, à savoir la mise en évidence, dans les échanges B2B, du contenu carbone du bien vendu. Le lecteur de Vox-Fi retrouve (voir ici et là) la proposition de comptabilité carbone consistant à faire figurer, de préférence sur la facture, l’empreinte du bien acheté.
Le système d’incitations qui en résulte est efficace. L’entreprise aurait comme toujours à optimiser son profit, condition de sa croissance et de sa survie. Mais aussi à optimiser son empreinte carbone, car il en ira de plus en plus de sa réputation et donc de ses profits futurs. Une recommandation s’ensuit, celle de suivre en parallèle l’objectif carbone et l’objectif profit, mais sans les fusionner. Le « coût » en carbone n’a pas besoin d’être rapporté en euros, il reste libellé en unités physiques. Car ce mode de gestion mobilise les différentes équipes de l’entreprise : aux achats, à la production, au marketing et à la vente. Et les équipes financières, habituées à gérer et à centraliser le chiffre, ont les capacités d’aider dans leurs fonctions comptables, de contrôle de gestion et d’audit interne et externe.
Une fois mise en place, un tel affichage des contenus carbone des produits importe aussi pour les décisions des consommateurs.
En effet, on voit alors s’enclencher une dynamique qui reproduit la pression décentralisée du marché. L’argument n’est rien d’autre que la nécessité de faire coexister un « signal carbone » explicite au côté du « signal prix ». Jean-Marc Jancovici semble s’être rendu à cette logique puisqu’il disait récemment sur RTL (légèrement édité) : « Des entreprises font une fois dans l’année un bilan de leurs émissions GES : ça ne leur sert pas à arbitrer au quotidien toutes les décisions qu’elles prennent. Dans un monde de plus en plus complexe, on ne pourra pas se contenter juste de l’argent et considérer que les prix embarquent toute l’information nécessaire pour piloter l’avenir. »
Un dernier mot — et pardon pour ce billet qui commence à être long — on ne veut pas dire par là que la discipline carbone que permet l’affichage n’aura pas certains effets régressifs pour les ménages modestes. Toute mesure proclimat est régressive puisque, si efficace, renchérit à court terme les produits bruns, ceux dont les bas-revenus ont le plus de mal à se débarrasser. Mais du moins, par réajustement des coûts carbone dans tout le système productif et sans la visibilité d’une taxe, l’effet est mieux accepté socialement. Ainsi, il n’y a là qu’un raisonnable arbitrage court vs long terme : sur la durée, ce sont les pauvres qui subiront de plein fouet le chaos climatique, si on peut recommander ici, référence inattendue, l’encyclique Laudato Si qui le dit mieux que personne.
[1] Beaucoup prévenaient, sans succès, le gouvernement en 2014 qu’une taxe carbone sans compensation risquait de mal passer.
[2] Il y a peu d’études sur l’effet de report en aval tant de la TVA que d’une taxe carbone explicite.