La question est fortement débattue. Il y a des considérations de faisabilité et d’efficacité. Après tout, le système de paiement fonctionne assez bien en l’état ; il faut donc prouver la supériorité d’un système de MNBC avant de le mettre en place, les banques centrales ne pouvant se permettre un flop une fois qu’elles s’y seraient lancées. Au risque de simplifier une discussion très complexe, je découpe la réponse en deux temps : un, les enjeux techniques ; deux, les défis que cela pose à la politique monétaire et prudentielle des banques centrales. Si le mouvement vers la MNBC me paraît incontournable, on comprend le temps d’arrêt des régulateurs avant de s’y lancer.

 

I- Les enjeux techniques de la MNBC

On a tous une idée de ce qu’est la monnaie numérique quand on fait un virement à l’aide de son portable. Des start-ups comme Lydia en France le font efficacement grâce à une facilité qui a été ouverte il y a quelques années, à savoir un accès direct de ces intermédiaires de paiement aux données de comptes bancaires ou de carte de paiement des coéchangistes. Du point de vue de la commodité, la MNBC serait quelque chose de très proche, si ce n’est la sécurité et la liquidité absolue qu’elle apporte par rapport à la monnaie privée, même si l’assurance des dépôts et le prêt en dernier ressort de la banque centrale en couvrent déjà la grosse part. Voici quelques-unes des questions posées :

 

  • Direct ou délégué ? Dans le modèle direct, le particulier détient directement son compte à vue auprès de la banque centrale et c’est elle qui fait le travail de gestion des comptes. On imagine que les banques centrales ne sont guère tentées : gérer le client furieux parce que son internet bloque la transaction n’est pas excitant. On s’oriente donc vers un modèle délégué qui peut prendre deux formes. Dans le premier cas, l’institution de service de paiement (qui peut être la banque commerciale d’aujourd’hui) fait, contre commission, le travail de gestion, notamment prend la responsabilité importante du KYC (know your customer), mais le compte est domicilié auprès de la banque centrale ; dans le second, le compte reste une dette au bilan de la banque, mais est complètement provisionné en bonne monnaie banque centrale, de sorte qu’il ne présente plus aucun risque de crédit mais conserve le risque opérationnel du gestionnaire, ce dernier risque étant aisément assurable. On parle dans ce dernier cas de MNBC synthétique. On va plutôt vers un schéma délégué avec localisation des comptes chez la banque centrale.

 

  • En mode chaine de bloc ou en registre centralisé ? On sait que le mode de gestion distribué n’oblige pas forcément à se calquer sur le modèle Bitcoin. Les gestionnaires de registre peuvent interférer sans le type de compétition (coûteuse en énergie) qui prévaut pour le Bitcoin. Même sur ce schéma simplifié, il semble bien qu’on en revienne sur l’idée de registre distribué s’agissant de fichiers extraordinairement lourds. On gardera donc probablement une chambre de compensation centralisée. De même, on préfèrera des compensations en brut exécutées dans l’immédiat (ce qu’on appelle le RTPS ou Real Time Payment System pour les banques centrales, le Target 2 dans le cas de la BCE), plutôt que des compensations en net, où par exemple on attend la fin de la journée pour ne transacter que les flux nets. Ces systèmes devront être immensément sécurisés (on a vu déjà une banque centrale se faire dévaliser par des margoulins hackeurs, sans doute rien moins que le gouvernement de Corée du Nord).

 

  • Jetons ou comptes ? La question n’est pas encore tranchée[1]. Un jeton, cela fonctionne comme une carte téléphonique rechargeable. L’avantage (ou le défaut) du système est de permettre l’anonymat de la transaction une fois que la carte est rechargée (voir ci-après) ; l’inconvénient est qu’il est plus difficile de faire porter intérêt à l’encours de monnaie du détenteur de la carte (ci-après encore).

 

  • Ouverte à tous ou pas ? La banque centrale peut retenir une approche progressive, ne serait-ce que pour tester le système et limiter le risque technique ou commercial qui entacherait son crédit. Par exemple, au début, seules les grandes entreprises auraient accès au système. À noter que la BCE permet déjà très parcimonieusement l’accès à son système de paiement « de gros » à des institutions qui n’ont pas le statut bancaire.

 

  • Anonyme ou pas ? C’est un enjeu davantage réglementaire ou sociétal que technique, encore qu’assurer l’anonymat si le support de la monnaie est un compte n’est pas techniquement facile (le banquier central ou le banquier gestionnaire peuvent toujours jeter un œil !). Or, on s’oriente, on l’a vu, plutôt vers un système de compte. D’où un débat important ouvert. Est-ce que, pour éviter le syndrome Big Brother, un système de délégation, avec de multiples banques en compétition pour gérer le compte MNBC est préférable, ou doit-on faire confiance à une entité publique qui un jour ou l’autre pourrait être dans les mains d’un gouvernant peu démocratique ? Il faut noter pour relativiser le débat qu’aujourd’hui nos comptes bancaires sont accessibles sur requête à l’autorité publique et restent à la merci d’un comportement délictueux du banquier en charge. Mais l’ubiquité de l’électronique et les atteintes à la vie privée que nous font subir les GAFAM mettent la question sous un jour nouveau.

 

 

II- Les enjeux réglementaires de la MNBC

 

  • Supprimer les espèces ou pas ? On est loin encore de la disparition des espèces. Si leur part dans la masse monétaire décline, leur encours continue à croître dans la plupart des pays. Il n’y a guère que la Suède, la Chine et pour d’autres raisons l’Inde qui fassent exception. Les espèces restent formidablement commodes en raison de la multiplication des DAB ou distributeurs de billets (selon certains, la plus belle invention financière du siècle dernier[2]), de l’anonymat qu’elles permettent et du fait que pour un temps elles évitent une exclusion des personnes peu à l’aise avec le numérique[3]. La question interfère avec celle de la rémunération des dépôts (voir ci-après). Il est probable que le compromis sera de conserver les petites coupures et de supprimer les grosses. On pourrait penser que la numérisation de la monnaie, qui permet cette suppression des grosses coupures, va réduire les transactions illicites (avec pour les États, la perte du « seigneuriage », c’est-à-dire le profit fait de la différence entre le coût de production d’un billet de 200€ et sa valeur faciale), mais largement compensée par le seigneuriage, plus élevé encore, sur la monnaie numérique, dont le coût de production est nul ou presque. Malheureusement, l’innovation technique apporte une solution alternative pour les malfrats : les cryptomonnaies. Le seigneuriage va alors dans la poche des mineurs du Bitcoin. Mais certains pays, comme la Suisse avec son billet de 1.000 CHF, semblent vouloir continuer à jouer les francs-tireurs pour conserver la manne et leur réputation de secret[4].

En tout cas, le déclin promis du cash ne justifie pas à lui seul qu’il faille mettre en place une MNBC. Ce déclin tient aujourd’hui simplement au fait que les solutions alternatives, notamment les cartes de paiement type Visa ou Mastercard, sont devenues de plus en plus efficaces. Si la banque centrale se lance dans le projet, elle se doit d’être plus efficace – et moins coûteuse – que les cartes de paiement. Voici une rente peu justifiée qui disparaîtrait des poches de Visa et Mastercard.

 

  • Portant intérêt ou pas ? Ni les billets ni les comptes à vue (dans la plupart des pays) ne portent intérêt. Une des raisons de base est de nature technique, l’impossibilité de le mettre en œuvre pour la monnaie papier. Un autre motif est qu’il est difficile de facturer le service très précieux de liquidité que rend la monnaie. D’où le compromis assez bâtard qui prévaut historiquement : vous ne touchez aucun intérêt sur votre épargne liquide mais on ne facture pas le service qui vous est rendu. Quand les taux sont élevés, le particulier est hautement perdant ; mais gagnant quand ils sont bas, même si les banques commerciales se rattrapent en facturant toujours plus de commissions de gestion.

Cet équilibre insatisfaisant est devenu un problème pour la politique monétaire dans un contexte de taux bas, puisqu’elle se voit fermer la possibilité d’une relance par une baisse des taux. Si on impose des taux trop négatifs sur les comptes à vue, les agents se reportent massivement sur les espèces, au risque amusant que le billet de 100€ s’échange à un prix supérieur à 100€.

Donc il y aura rémunération des dépôts auprès de la banque centrale, ce qui est vu comme un très gros avantage dans le dossier MNBC[5]. On restaure ce qu’on appelle « le canal des taux » : la banque centrale pourra agir directement agir sur la détention de monnaie, ce qu’elle fait très imparfaitement aujourd’hui.

 

  • Évincer ou pas les banques privées dans leur rôle de gestionnaires de dépôt ? C’est une des questions les plus ardues du dossier. Les banques centrales souhaitent que la MNBC soit utilisée comme moyen de paiement plus que comme réserve de valeur. Une MNBC « trop » attractive (parce que sûre à 100%, rémunérée…) rend obsolètes les comptes à vue auprès de la banque. Aujourd’hui, les banques sont avides de collecter des dépôts au-delà du montant qu’elles créent en accordant les crédits, parce qu’il s’agit d’une ressource peu chère. Ne risque-t-on pas de déstabiliser le financement bancaire en introduisant ce concurrent redoutable ? De même, on peut assister à des phénomènes de panique où les agents privés reporteraient massivement leurs avoirs liquides détenus auprès de leurs banques sur ce support MNBC. Après tout, c’est bien ce qu’on a observé pour le marché « de gros » de la monnaie numérique banque centrale : lors de la crise de 2008, le marché interbancaire s’est arrêté, les banques commerciales refusant mutuellement d’accepter la monnaie de leurs consœurs, obligeant la banque centrale à fournir la liquidité.

Pour certains, les choses ne changent guère : les banques peuvent toujours attirer les dépôts si elles les rémunèrent davantage que la MNBC, ceci bien sûr au prix d’une hausse de leur coût de financement. Pour d’autres, le risque d’éviction est très réel, mais sans que ce soit forcément dommageable et même au contraire. Après tout, il y a de longue date des projets de séparation de la fonction monétaire et de la fonction de crédit. Des économistes de Chicago, pourtant très libéraux, proposaient dès les années 30 d’interdire aux banques d’offrir des dépôts à vue : la monnaie doit être un monopole public et surtout ne pas être laissée entre les mains du privé. La proposition a été soumise récemment à votation (et rejetée) en Suisse sous le nom de Vollgeld. La banque de crédit aurait le choix, selon la réglementation adoptée, de se refinancer intégralement auprès de la banque centrale, ou bien de lever des fonds auprès des marchés financiers par émission de dépôts à terme ou d’obligations.

Il faut peser l’énorme avantage de la proposition de Vollgeld : on supprime radicalement le risque de ruée bancaire, puisque la banque n’a plus de dépôts. Il y a deux inconvénients recensés en face. Un, on limite le flux d’information que retire la banque à observer le fonctionnement du compte et donc la solvabilité du client[6], ceci à un moment où les GAFAM ont un accès toujours plus facile aux informations privées[7] ; deux, on crée un risque de moindre surveillance du crédit dès lors qu’on retient l’option d’un refinancement intégral par la banque centrale. Celle-ci porterait le risque, et donc la responsabilité du risque. Les banques de crédit, dans ce modèle extrême, deviendraient simplement des courtiers en crédit pour le compte de la banque centrale, finalement assez proche du modèle originate-to-distribute des banques d’investissement.

Pour finir sur cette question complexe, interdire les dépôts risque fort de recréer des substituts à la monnaie (des comptes à terme aisément rechargeables) et ne réduit pas entièrement les risques systémiques de marché, par exemple si d’un coup tous les épargnants se réfugient auprès de la MNBC au détriment des autres sources de financement. On voit ainsi que la MNBC n’est pas uniquement un substitut aux espèces et aux cartes de paiement ; elle peut tout à fait mordre sur d’autres actifs financiers de l’économie, à l’occasion d’une fuite vers les actifs sans risque.

 

  • Faut-il des solutions internationales ou non ? Les paiements internationaux sont source de frictions majeures, que les banques sont très heureuses de maintenir. On chiffre à 2 % l’écart de coût pour une opération de change pour un particulier et une grande entreprise. Quoi qu’il en soit, les banques privées ont organisé des règlements à l’international hors de prix mais qui marchent à peu près. Et demain, des projets privés (comme le DIEM, ex-Libra de Facebook) peuvent apparaître. Par conséquent, pour être reconnue commercialement, une MNBC doit raisonnablement apporter un plus en matière de paiements internationaux, ce qui suppose un investissement logistique très important et risqué. Le système existe avec Target 2 pour les pays de la zone euro, mais n’affronte pas la question des devises.

Un autre risque surgit si on ne propose pas des solutions internationales respectant les monnaies nationales. On pourrait en effet assister à une véritable éviction de la monnaie des pays moins avancés au profit des grandes devises, comme le dollar ou l’euro (un phénomène déjà très perceptible avec les billets émis dans ces deux devises[8]), leur faisant perdre leur autonomie monétaire. Des solutions existent, qui en feraient que reprendre la réglementation actuelle : restriction à l’ouverture d’une compte auprès d’un intermédiaire de paiement pour un non-résident, limite quantitative à l’encours de compte en MNBC ou en jetons, etc.

Pour revenir à la technique, les banques centrales travaillent, sous l’égide de la Banque des règlements internationaux, à ce que les systèmes de MNBC soient « compatibles », ceci pouvant dire au niveau premier que les protocoles techniques et les régulations soient les mêmes, pour faciliter les échanges ; à un niveau second, qu’il y ait, au niveau international, une chambre de compensation (une sorte de super-banque centrale) facilitant les échanges ; à un dernier niveau, peut-être envisageable dans une collaboration entre pays, que différentes monnaies soient installées sur un même système.

 

 

Voici ce qui est aujourd’hui sur la table. Les banques centrales y réfléchissent. La puissance du lobby bancaire n’aide pas à ce que la réflexion se fasse rapidement. Mais c’est au risque, BigTechs venant, qu’il ne soit trop tard à la fois pour les banques qui seront « disruptées » et pour la banque centrale qui y perdra la main. Le sujet mérite une attention politique toute particulière.

 

 

Le lecteur désireux de poursuivre peut utilement se reporter à deux synthèses très complètes :

  • BIS, Central banks and payments in the digital era, in BIS Annual Economic Report 2020, ch. III), très favorable,
  • BCE (ECB, Report on a digital euro, October 2020), beaucoup plus prudente.

 

 

[1] La Banque de Suède retient un système de jetons, mais qui n’est ouvert qu’à ceux qui s’inscrivent dans le système. Le règlement n’est donc pas universel. Notamment, il n’y a pas interopérabilité avec le reste du système des paiements, un peu comme une carte privative qui n’est utilisable que parmi les adhérents au système.

[2] Le DAB a deux effets contraires : il rend plus aisé l’usage du cash en généralisant sa distribution, mais en même temps il rend moins nécessaire, pour les petits patrimoines, le cash en tant que réserve de valeur (le « bas de laine » sous le matelas) puisqu’on peut aisément retirer du cash.

[3] On évoque aussi la protection qu’elles présentent contre une panne informatique majeure qui pourrait affecter un système de paiement complètement centralisé. On pourra toujours payer en billets ou en pièces.

[4] C’est-à-dire une activité de malfrat, mais sophistiquée.

[5] Un taux négatif ne signifie pas que le détenteur du compte est perdant. Il faut se rappeler qu’il ne paie pas le service de liquidité rendu.

[6] Elle peut le faire en gestion déléguée de la MNBC, mais on retrouve alors les questions d’anonymat.

[7] Le modèle est Alibaba Pay, qui a commencé à ne faire que de la gestion de paiements, puis qui s’est servi de cette information pour les besoins publicitaires d’Alibaba, et qui s’est engagé enfin, avant que le régulateur le rattrape, dans la fourniture de services de crédit, forte d’une information de solvabilité acquise au vu des transactions de ses clients sur la plateforme. Les banques classiques, jouant davantage à l’aveugle, ne peuvent résister.

[8] La progression des encours en billets euros s’explique essentiellement, outre les besoins de la pègre, par l’usage de cette devise dans les pays par exemple l’Afrique, bénéficiant des transferts de fonds des migrants.

 

 

Ce billet provient par courtoisie du site Variances.eu où il a été publié le 23 mars 2021.

 

 

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