Une mauvaise réponse serait : quand le banquier ou les marchés de la dette refusent sa demande de crédit. Car, à en arriver là, et sauf à prier pour leur charité ou leur myopie, ce peut être le signe que son poste de directeur financier est déjà en jeu.

On tente ici de récapituler les quelques critères à suivre, en précisant d’emblée qu’on s’occupe ici uniquement de la solvabilité de l’entreprise. Avec, par conséquent, le préalable qui suit.

Liquidité et solvabilité

On distingue usuellement la crise de solvabilité de la crise de liquidité. La première advient lorsque la valeur de marché des engagements de l’entreprise dépasse la valeur de marché de ses actifs. Les fonds propres ont alors économiquement une valeur de marché négative[1]. (Il s’agit bien de valeurs de marché et non de valeurs comptables, un mot là-dessus très vite.) La crise de liquidité advient quand l’entreprise n’est pas en mesure d’honorer un engagement, tel une facture à échéance ou, pire, les salaires du mois. Une entreprise peut être en défaut de solvabilité tout en restant liquide (par exemple si les dettes à son bilan ont une échéance de remboursement très éloignée), de même qu’elle peut être non liquide et pourtant parfaitement solvable (par exemple en raison d’une mauvaise planification de son plan de trésorerie). Cette erreur technique peut coûter son poste au trésorier de l’entreprise, car elle peut être porteuse d’une crise de solvabilité, par exemple dans une période d’assèchement des marchés de la dette et du crédit. Dans ce cas, l’entreprise est forcée de revendre certains de ses actifs, si elle le peut encore, y compris à une valeur décotée. Le défaut sur un paiement provoque parfois aussi une crise de confiance en cascade qui fragilise la solvabilité. C’est particulièrement vrai pour une banque : dès qu’on soupçonne chez elle un problème de liquidité, c’est son fonds de commerce qui prend la porte, raison pour laquelle la régulation prévoit des garde-fous, tels l’assurance des dépôts ou la banque centrale comme prêteur en dernier recours.

Les deux approches de la solvabilité

Pour l’évaluation d’entreprise, deux méthodes sont à disposition : la méthode des comparables et la méthode des flux de trésorerie. Pour l’analyse de l’endettement, c’est exactement pareil.

1- Dans la méthode des comparables, on met en relation certains ratios de l’entreprise avec ceux d’autres entreprises jugées proches. Les deux ratios les plus utilisés sont :

  • Le gearing ratio, à savoir le ratio dette financière nette sur les actifs économiques de l’entreprise[2]. On appelle souvent ce ratio le « levier de dette » en français.
  • Le leverage ratio, qui rapporte la dette financière nette à l’excédent brut d’exploitation ou EBITDA. On note que ce ratio peut révéler aussi une potentielle tension sur la trésorerie. Si Dt est la dette et Qt l’EBITDA à la période t, alors dt = Dt / Qt est le ratio de leverage.

Ces deux ratios se calculent idéalement en valeurs de marché et non en valeurs comptables, sauf si les comptes traduisent correctement la valeur financière des actifs et des dettes. Il m’importe peu d’avoir des fonds propres comptablement proches de zéro si jamais l’actif économique a une valeur économique immensément plus élevée que ce qui figure au bilan. C’est par exemple le cas pour l’entreprise Boeing (et de nombreux groupes américains), comme il est expliqué dans ce billet de Vox-Fi.   L’inverse est bien sûr vrai. À défaut d’une analyse de la valeur, on se retranche sur les données comptables.

 Il est utile aussi de regarder un troisième ratio, qui pourtant est avant tout un indicateur des tensions sur la trésorerie :

  • Le coverage ratio, dit encore DSCR pour Debt Service Cover Ratio qui rapporte l’EBITDA au « service de la dette » (intérêts et remboursements dus dans l’année). Si le DSCR est plus petit que 1, la faillite est imminente.

Cette approche par les comparables est retenue par les banquiers ou par les analystes financiers qui, faute d’un accès au management, ne disposent pas d’une vision dynamique de la profitabilité future de l’entreprise, mais qui, par contre, ont une vision large des entreprises comparables sur le marché.

Comme dans toute analyse de ce type, il faut constituer l’échantillon de contrôle, faire les retraitements comptables appropriés et regarder ce qu’implique financièrement la stratégie de l’entreprise. Une entreprise sous LBO donnera pendant les premiers temps priorité au remboursement de la dette et donc à l’optimisation du cash. Elle pourra tolérer un niveau de leverage ou de gearing supérieur à celui d’une entreprise qui donne priorité à la croissance[3]. De même, les ratios admissibles dépendent étroitement de la nature de ses actifs (part de l’immatériel, intensité en capital…) et d’éléments stratégiques tels que la maturité de son secteur (existence ou non d’opportunités de croissance).

Sera alors dit « raisonnable » un niveau de dette si les deux ratios mentionnés ne sont pas fortement supérieurs à ce que font paraître des entreprises comparables. Au-delà, il faut avoir à disposition des créanciers et autres parties prenantes un discours de justification.

2- Dans l’approche par les flux de trésorerie futurs, il s’agit de modéliser le plan d’affaires de l’entreprise ou du projet, pour voir si les flux de trésorerie suffisent, avec une marge de prudence, à répondre au besoin de remboursement de la dette. Le plan de trésorerie à un an que suit un trésorier est déjà, à un niveau fin, une telle approche. À plus longue échéance, on retient le plan d’affaires pluriannuel de l’entreprise en regardant le niveau de dette qui lui est cohérent.

Un ratio ressort synthétiquement de cette analyse des flux de trésorerie :

  • Le coverage dynamique ou Loan Life Coverage Ratio, très utilisé en analyse des projets, qui est une extension du coverage ratio vu précédemment. On calcule, d’après le plan d’affaires, la valeur présente des flux de trésorerie d’exploitation (donc avant service de la dette) en principe jusqu’à échéance des dettes portées par l’entreprise. Et on rapporte ce montant à la dette financière nette courante.

On note que ce ratio présuppose qu’au cas où le flux de trésorerie est négatif à une période donnée, par exemple en raison d’un pic d’investissement temporaire, l’entreprise sera toujours capable de combler le déficit de trésorerie par endettement, un endettement qu’elle sera en mesure de rembourser postérieurement si le ratio est supérieur à 1. Le risque de trésorerie futur, par exemple en cas de rupture des marchés financiers, oblige à prendre une marge de prudence.

Si jamais l’horizon de la dette est infini, on voit que le calcul des flux de trésorerie actualisés correspond à la valeur de l’entreprise par la méthode dite DCF. La différence des deux montants, plutôt que leur ratio, donnerait la valeur financière des fonds propres. Pour suivre un tel ratio, il faut que la direction financière actualise à rythme régulier (annuel, à l’occasion de la revue de la valeur des participations sous IAS 39) le plan d’affaires de l’entreprise.

Selon ce critère, la dette est « raisonnable » tant que le coverage dynamique n’excède pas trop fortement une norme préétablie, qui va dépendre de la volatilité des résultats de l’entreprise. Cette norme de prudence doit être fixée a priori.

3- La « règle d’or »

On donne pour finir ce qui s’apparente à un doigt mouillé, mais de bon sens. Il s’agit simplement de noter ce que doit être la croissance tendancielle de l’entreprise y compris inflation (par exemple la croissance de son EBITDA ou de ses actifs économiques) et de comparer cette croissance au coût de financement par dette de l’entreprise, avec une marge de prudence. Si, partant d’un niveau raisonnable d’endettement, cette croissance est disons de 5%, et que le coût de financement est de 3%, on voit bien qu’il n’y a pas véritablement de problème de solvabilité. Le ratio Dette / EBITDA va croître de l’ordre de 3% par le numérateur, mais décroître au rythme de 5% par le dénominateur.

Essayons de rendre cela plus précis. L’équilibre comptable de la trésorerie implique que l’endettement s’accroit des frais financiers à payer et des dividendes à verser. Il diminue par contre du flux de trésorerie d’exploitation (après investissement en capital non courant et circulant ou BFR).

Égalité où Ct désigne les dividendes versés (ou rachat d’actions) et Ft le flux de trésorerie. Si l’on divise chacun des termes par l’EBITDA, soit Qt, on retrouve notre ratio de leverage, en notant bien que l’EBITDA progresse au rythme g.

La règle d’or indique la politique financière que doit suivre l’entreprise si elle veut maintenir constant son leverage, c’est-à-dire dans la relation ci-dessus, si dt = dt-1

Elle implique donc : f – x = d (r – g).

Maintenir ou améliorer son ratio de leverage implique que l’entreprise fasse en sorte que le flux de trésorerie après versement des dividendes « incompressibles » soit, sur la durée, supérieur ou égal à ce qu’exige le remboursement de la dette.

Soit une entreprise qui souhaite conserver un leverage de 5X (cinq années d’EBITDA). Si son coût de levée de la dette est de 4% et la croissance de ses résultats d’exploitation de 2%, cela signifie que l’entreprise doit dégager un flux de trésorerie post dividende de 10% au moins de l’EBITDA (5 x 2%).

Dans la situation inverse, croissance nominale de 4% et coût de la dette de 2%, l’entreprise est dans la situation agréable où elle peut financer des distributions de dividendes au-delà de son flux de trésorerie sans voir se dégrader son taux d’endettement.  Ou encore, à flux de trésorerie donnée, qu’elle dispose encore d’une marge d’endettement.

Cela ne dit pas bien sûr si le leverage initial de 5 fois l’EBITDA est raisonnable ou pas. Mais cela donne un guide commode pour l’action.

À noter qu’une conjoncture où le taux de croissance des entreprises dépasse le coût de financement est celle que nous connaissons depuis au moins 10 ans. C’est elle qui explique les très hauts niveaux d’endettement des entreprises et que menace le retour de l’inflation dans l’économie.

 

 

[1] Facialement, mais pas forcément financièrement. Tant que le défaut, et même la liquidation, n’ont pas été prononcés, il reste une chance de « résurrection » qui confère une certaine valeur aux fonds propres et un certain pouvoir de négociation aux actionnaires. En termes optionnels, les fonds propres, en tant qu’option d’achat sur les actifs de l’entreprise à la valeur nominale de la dette, conservent une « valeur-temps ».

[2] Cela suppose un retraitement du bilan comptable, consistant à traiter la trésorerie non opérationnelle comme une dette négative (elle est immédiatement mobilisable), et à compter la dette fournisseurs comme faisant partie (négativement) des actifs circulants de l’entreprise, de son besoin en fonds de roulement.

[3] Une entreprise sous LBO privilégiera le leverage sur le gearing.