Alors que le premier procès pour escroquerie à la taxe carbone vient de s’achever (il est reproché aux prévenus d’avoir acheté des quotas d’émission de CO2 hors taxe à l’étranger, puis de les avoir revendus TTC en France, sans verser la TVA à l’Etat), le Blog vous propose de (re)découvrir un article publié dans la revue échanges relatif au système européen des émissions de CO2.

 

Le système européen des émissions de CO2 fait figure de pionnier dans les démarches engagées contre le changement climatique. En 2008 et 2009, alors même que l’objectif initial du marché était d’apporter de la liquidité aux échanges de quotas d’émissions de CO2 (EUA1), certains de ses intervenants se sont inspirés des techniques financières du crime organisé pour dégager des profits illicites importants. Les marchés organisés européens du carbone ont ainsi servi de plaque tournante pour les fraudeurs à la TVA, qui achetaient d’un autre pays européen des quotas sans TVA et les revendaient TVA incluse sur le marché spot, sans rembourser la TVA au fisc. La fraude a été grandement favorisée par  la valeur importante des quotas, leur statut juridique complexe, leur faible coût de stockage et surtout l’absence de TVA pour les transactions intracommunautaires.

 

La volumétrie des échanges a connu une augmentation exponentielle au cours du premier semestre de l’année 2009 pour atteindre 1,1 milliard de tonnes, sachant que l’allocation annuelle est de 2 milliard de tonnes et que les émissions vérifiées annuelles sont de 1,9 milliard de tonnes. Les volumes traités ont ensuite fortement baissé après l’annonce de suppression de la TVA par le gouvernement français. La conjonction de la crise économique et du paiement de la TVA au vendeur par les places boursières a conduit les prix des quotas jusqu’à un seuil historiquement bas de 7 euros, bien en dessous du coût économique de dépollution, estimé à 10 euros. Cette pression vendeuse du marché s’est traduite par un fort déséquilibre des prix, qui a disparu après l’atténuation de la fraude.

 

Une sensibilité réduite aux facteurs fondamentaux. Pendant la durée de la fraude, l’analyse statistique des facteurs de sensibilité des prix du carbone a mis en évidence une sensibilité réduite aux facteurs fondamentaux classiques habituellement observés comme le pétrole, le gaz, l’énergie et les actions. A contrario, l’influence des « traders de TVA » a été beaucoup plus importante sur cette période que celle des « traders traditionnels » et les prix des quotas ont été en conséquence moins sensibles au prix de l’énergie qu’avant et après la fraude. De surcroît, l’irrégularité du modèle (engendrée par la partie non expliquée par les fondamentaux) a augmenté pendant la fraude avant de revenir à son niveau de base, une fois la fraude terminée.

 

Une répartition inégale de l’information

Au cours de ces deux années de fraude à la TVA, le marché du carbone a été dominé par une stratégie qui a impliqué une répartition inégale de l’information parmi les acteurs de marché. Ainsi l’hypothèse d’efficience du marché a-t-elle été écornée par des rendements de prix persistants sur la période alors même que la théorie dénie l’enrichissement sans cause par le jeu correctif des arbitrages. Les différents tests économétriques ont établi que la fraude a commencé en octobre 2008 et s’est arrêtée en septembre 2009. Il s’agit là d’un vrai effet de manipulation de marché, le prix affiché par Bluenext pendant cette période n’était plus le prix de dépollution d’une tonne de CO2, mais la valeur d’un titre versant un « dividende invisible » équivalent à 19,6 %. Ainsi, comme pour une action versant des dividendes importants, le prix du carbone a subi une baisse systémique causée par l’effet de la manipulation. Cette baisse, estimée à 3-4 euros, a eu un caractère irréversible après la fin de la fraude car le marché a retrouvé un prix d’équilibre à un niveau inférieur à celui qu’il aurait dû avoir sans l’effet de la fraude. Le manque à gagner de l’État français dû à l’absence de perception de la TVA sur un volume estimé à 0,8 milliard de tonnes correspond peu ou prou à 1,9 milliard d’euros. Sachant que, pour acheter 10 millions de tonnes d’émissions, il fallait disposer d’environ 120 millions d’euros, il apparaît très clairement que les fraudeurs disposaient de capitaux initiaux très importants. Ce schéma de fraude à la TVA ressemble structurellement à un schéma de blanchiment simple et efficace. Ainsi « l’argent impropre » entre dans le « système propre » via l’achat des quotas, puis circule auprès d’un ou plusieurs courtiers et ressort « propre » in fine après la vente sur le marché organisé (ou de gré à gré).

 

Un réseau organisé soutenu par des gros apporteurs de liquidité

Ces aspects techniques ne font pas ressortir uniquement le montant de la fraude, mais permettent de comprendre l’intensité capitalistique du schéma fraudeur. Il est donc évident que ce montage a été « structuré » par un réseau organisé d’acteurs de marché soutenus par de gros apporteurs de liquidité. La courte durée de la fraude, les montants engagés et surtout la capacité de synchronisation des différents intervenants montrent clairement que celle-ci a été pensée par des structures criminelles organisées et dotées d’une expérience de la fraude financière sur les marchés des capitaux au niveau international. Compte tenu de l’affaiblissement actuel des structures criminelles historiquement impliquées dans les crimes financiers (ex : les structures basées en Sicile) et du fait que les acteurs majeurs actuels de la criminalité européenne (ex. les clans calabrais) sont traditionnellement moins impliqués sur ce type de crime, le schéma de fraude à la TVA est vraisemblablement issu d’organisations basées en dehors de l’Union européenne, mais avec des intérêts importants dans la zone euro, notamment les réseaux de financement du terrorisme et les structures des anciennes républiques soviétiques (ex : les structures géorgiennes).

1. European Union Allowances, ndlr.

Ce post est une reproduction d’un article publié dans la revue échanges datée de juillet 2011.