On recommande d’aller visiter le site
www.recherches-solidarites.org
Recherches et Solidarités est une association qui a pour but de mieux faire connaître en France toutes les formes de solidarité : qui donne et combien ? au profit de qui ?, de façon à rendre plus efficace l’action caritative des Français. Une association de directeurs financiers ne peut que s’y intéresser, à la fois parce que cela stimule leur intérêt de financiers, et que souvent, dans leurs entreprises, ils ont pour tâche de veiller à l’efficacité des dispositifs caritatifs que l’entreprise met en place, directement ou en supplément à la générosité de ses salariés. Dans un contexte où, depuis les textes de loi de 2003, la France dispose désormais du cadre fiscal très attractif pour les dons et les œuvres, il est bon de lire les conclusions, parfois surprenantes, du dernier rapport annuel de l’association : « La générosité des Français en 2009 ».

Cela surprend, mais c’est vrai : la France dispose à présent d’un cadre législatif et fiscal parmi les plus incitatifs au monde pour aider la générosité des gens. Qu’on en juge :

– La loi du 1er août 2003 permet aux personnes physiques de soustraire de leur impôt dû de 66% à 75% des dépenses caritatives dans la limite de 20% de leur revenu imposable (75% dans le cas d’aides à la fourniture de repas, de logements ou de soins gratuits). En clair, si je donne un euro, l’État en donne entre deux et trois de sa poche, sous forme de réduction des impôts levés par ailleurs.
– La loi TEPA de 2007 permet de faire à peu près cela avec l’ISF : 75% des dons sont déductibles d’ISF dans la limite de 50 K€.
– Pour les entreprises, une loi de 2003 sur le mécénat d’entreprise permet de soustraire de l’impôt sur les sociétés 60% (contre 35%, taux d’IS ordinaire pour toute autre dépense) des dons aux œuvres caritatives, dans la limite de 5% du chiffre d’affaires.

Quelles premières conclusions peut-on en tirer ? Le rapport de Recherches et Solidarités indique :

1. Les Français donnent au total un montant en rapide progression : 1,7 Md€ en 2007, soit encore une hausse de près de 8% sur 2006. Le montant donné était de 550 M€ en 1991. La progression vient autant du nombre de donateurs (6 millions aujourd’hui) que du montant moyen donné : 280 € aujourd’hui. Attention tout de même : 1,7 Md€, cela fait moins de 0,1% du PIB : le pays se situe encore bien en dessous de l’effort caritatif des Américains par exemple.
2. La loi de 2003 a été extrêmement efficace à la fois sur le nombre des donateurs (+14%) et sur le montant moyen donné (+12%), si on compare aux années précédentes le brutal bond qu’enregistre la courbe des dons aux œuvres en 2004. Le relais fiscal a donc considérablement servi la collecte des associations caritatives.
3. Mais, désillusion, c’est le fisc qui a entièrement payé la très forte progression de la collecte. En pratique, les dons nets des contribuables étaient de près de 600 M€ en 2002, avant l’application de la loi. Ils sont légèrement inférieurs en 2007. Par contre, la contribution de l’État est passée de 600 M€ à un peu plus de 1,1 Md€. Les Français n’ont donc pas sorti davantage de leur portefeuille, ils ont simplement joué à plein le levier fiscal.
4. Les hauts revenus ne donnent pas plus, en proportion de leur revenu, que les bas-revenus. Les foyers dont le revenu imposable dépassent 70 K€ donnent 0,72% de leur revenu ; cette proportion est de 0,86% pour les ménages dont le revenu imposable est autour de 14 K€. Le creux étant pour les ménages dont le revenu est autour de 35 K€ : 0,66%. Attention, il s’agit là des ménages donateurs et il apparaît que la proportion des hauts revenus qui donnent est beaucoup plus forte que la même proportion chez les bas revenus.
5. Les mesures de déduction fiscale sur l’ISF sont très peu efficaces à ce jour : 65 M€ levés, soit guère plus qu’avant la loi.
6. Les fonds sont très inégalement levés par les associations : certaines bénéficient de « rentes » de visibilité (l’association contre la myopathie grâce au Téléthon) ou grâce à des actions marketing spécifiques. L’inégalité est telle que le gouvernement, à la suite de Martin Hirsch, pense à organiser dès le début 2010 un « haut conseil à la vie associative » qui pourra suivre la distribution des fonds dans un esprit d’équité.

Ces différents points appellent des commentaires (qui ne sont pas ceux de l’association citée) :

Ces avantages fiscaux sont donc désormais en France (et davantage que dans la plupart des grands pays occidentaux, les États-Unis un peu à part, on le verra) le mode dominant de financement des associations caritatives. Elles se substituent à des dotations directes de l’État à ces associations. Question : pourquoi choisir cette voie indirecte de financement ? Pourquoi mettre dans la poche des gens via réduction d’impôts ce qu’ils vont verser aux associations de l’autre poche ? Le motif est double : 1- accroître la philanthropie naturelle des gens, et 2- diriger les fonds publics davantage vers des associations proches des gens et donc correspondant davantage à ce que le citoyen pense désirable, ceci pouvant permettre une meilleure gestion qu’au cas où les œuvres caritatives sont directement financées par l’administration.

On ne s’interroge pas ici sur la difficile question du bien-fondé de l’État à assumer un rôle paternaliste d’incitation à la philanthropie privée. La justification la plus prosaïque à l’aide indirecte par levier fiscal est qu’elle renforce le lien entre le donateur ultime (le citoyen contribuable) et le bénéficiaire du don. Il y a aussi l’idée que le coût total est moindre si l’État se sert de l’effet de levier de la donation privée : lisant le taux de déduction fiscale comme mentionné plus haut mais à l’envers, on peut dire que lorsque l’État donne trois ou quatre euros, il en lève un supplémentaire des acteurs privés.

L’embarras que révèle le rapport est que ce levier ne semble pas jouer : l’État a accru son abondement fiscal, qui a bien sûr été nourrir les associations caritatives, mais sans lever un sou de plus, en net, de la part des ménages. Peut-être faut-il penser que la loi est encore très jeune et qu’en ces matières on ne peut viser des changements de comportement trop rapides. Il faut probablement aussi que le gouvernement et les médias fassent davantage la publicité des avantages fiscaux et surtout de leur finalité. L’association Recherches et Solidarités indique aussi les limitations introduites par un amendement à la loi de 2003. Mais ce premier constat est qu’il est difficile de bouger le degré de générosité des gens.

Reste alors l’argument d’une meilleure surveillance des fonds versés si les gens y sont associés, via leurs dons à levier fiscal. Après tout, les fonds publics vont dans cette hypothèse vers les actions caritatives votées par le public, au lieu de l’être par un choix purement administratif, certains diraient bureaucratiques. Le problème, c’est que l’État fait dans le même temps le constat d’une distribution inégalitaire, trop soumise à l’aléa des goûts du public pour telle ou telle action de séduction marketing, et se promet à ce titre d’intervenir pour corriger cette affectation. Ne faudrait-il pas alors court-circuiter ce passage par le public et revenir à la prestation publique directe ? Il est bon de rappeler qu’une des justifications historiques de l’« État social », outre son envergure plus grande par rapport à la charité privée qui était le seul mode d’action sociale au 19e siècle, est l’argument républicain : l’État évite des distributions de la charité du public trop en faveur de certains plutôt que d’autres, le clientélisme, les démunis des régions ou communes riches par rapport aux démunis des régions pauvres, etc. Le terme même change : aide sociale plutôt que charité… En mettant sur pied les lois fiscales sur l’action caritative, l’État tente de faire un compromis entre la justice républicaine centralisée et l’association directe des citoyens. Mais ce faisant, il entre dans d’inévitables contradictions qu’il devra régler. Et il n’est pas sûr qu’en se mettant à la pointe dans le monde des fiscalités pro-philanthropiques, l’État français conserve pleinement son « identité » républicaine si particulière. Le futur haut conseil à la vie associative devra se poser ces questions.

Le financier est obligé d’introduire ici une autre nuance. A chercher l’action indirecte (des dons privés en déduction d’impôts) plutôt que directe (des subventions financées par impôt), l’État favorise la compétition entre les associations pour lever les fonds. On est fondés à parler d’un « marché » du caritatif. C’est un mécanisme vertueux s’il permet aux associations les plus performantes dans leur action d’être reconnues et ainsi de prospérer au détriment des moins performantes. Mais imaginons un instant (ce que semble montrer les statistiques, mais qui est probablement éloigné de la réalité – voir ci-après) que la volonté contributive des ménages soit limitée en montant. La compétition entre associations revient alors pour elles à se partager un gâteau de taille finie et donc à faire le maximum d’actions marketing pour lever des fonds au détriment des autres, du type que connaissent bien les spécialistes de la vente directe. On dit que pour trois euros levés, il y en a un qui part en dépenses marketing, centre d’appel ou courriers qui s’empilent dans les boîtes aux lettres. Le coefficient de coûts des associations caritatives est ainsi terriblement élevé, avec un part croissante de coûts « commerciaux ». Des mandats directs donnés par l’État à des associations présélectionnées, y compris sur initiative citoyenne, seraient d’un meilleur rendement économique, malgré le risque d’une moindre efficacité opérationnelle et d’un moindre sentiment de participation des citoyens.

Il est surprenant aussi que la générosité ne croisse pas en proportion du revenu imposable avec le niveau de revenu. Il y a même une légère baisse, qui serait plus forte encore si on calculait la part des dons en fonction de l’impôt acquitté (puisque ce dernier est progressif avec le revenu). Pourquoi donc ? La proportionnalité entre dons et revenus imposables à l’impôt sur le revenu peut tenir à un effet psychologique que connaît bien la finance comportementale : les « moins riches » sont très attirés par le fait de ne payer en pratique qu’un tiers ou un quart de leurs dons. Les « plus riches » ont moins cette illusion monétaire et voient bien la compensation qui s’opère. Il en irait bien sûr autrement si la mesure fiscale était, comme pour les déductions fiscales pour les aides à domicile, profilée comme une réduction du revenu imposable : elle bénéficierait alors davantage en proportion aux hauts revenus. Probablement à bon escient, le législateur ne l’a pas souhaité. Pour les assujettis à l’ISF, c’est pire encore : il semble qu’ils adoptent spontanément une sorte de bouclier fiscal à revers : imputant leurs dons sur l’IR, ces contribuables n’en n’imputent plus sur leur ISF. Si l’effet relevé dans le rapport de Recherches et Solidarités devait persister, certains pourraient observer que l’aide publique à l’action caritative serait plus « juste », au sens de « davantage redistributive », si elle se faisait de façon directe sur fonds publics et donc à partir d’un impôt progressif plutôt qu’indirectement par levier fiscal égalitaire sur les dons privés. Devrait-on se rappeler de cette phrase de Marc dans l’Evangile (Marc 12 v 41-44) : « S’étant assis en face du Trésor, il regardait comment la foule y mettait de la monnaie de bronze. Nombre de riches mettaient beaucoup. Vint aussi une pauvre veuve qui mit deux leptes valant un quadrant. Alors il appela ses disciples et leur dit : je vous le dis, cette pauvre veuve a mis plus que tous ceux qui ont mis quelque chose dans le Trésor ; car tous ont mis de leur abondance, mais elle, elle a mis, de son manque, tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre ».

Une dernière remarque (qui mériterait des développements plus longs) pour remarquer que les ménages riches sont considérablement plus « généreux » aux États-Unis. Il y a là probablement une tradition de dons privés plus ancienne et culturellement mieux installée aux États-Unis, et au contraire une défiance envers une action de l’État dans ces domaines (ce qui est une vue excessive quand on voit l’ampleur prise désormais par les programmes fédéraux de Medicare et Medicaid). Il y a aussi un aspect plus ostentatoire de la charité où le don confère un statut de prestige qui le valorise considérablement et est l’envers très calviniste ou puritaine de la valorisation sociale de la richesse. Mais la loi fiscale joue aussi son rôle, et est probablement plus efficace qu’en France concernant les patrimoines élevés. Il existe en effet un impôt sur les successions très violent aux États-Unis sous la forme d’une Estate Tax, qui frappe fortement, à 45% au-delà de 3,5 M$. On est loin de ces taux en France. Mais le législateur américain met en même temps le moyen d’échapper à la taxe en exonérant de cette taxe les dons à des œuvres caritatives ou bien le legs à des fondations privées (y compris la sienne propre). La loi française concernant les successions, sous l’aspect à la fois juridique et fiscal, est paradoxalement beaucoup plus conservatrice, derrière son couvert très égalitaire limitant fortement ce qui peut être légué en dehors des enfants. C’est frappant quand il s’agit de patrimoines très élevés. Sans évoquer ici la question d’actualité de la succession Bettencourt, il faut constater qu’une liberté d’ester plus grande, comme le pratique le monde anglo-saxon, et qu’il faudrait réserver en France à la succession des seuls patrimoines importants, permettrait une dévolution plus grande des patrimoines à l’action sociale, sans parler d’une plus rapide circulation de ces mêmes patrimoines, gage selon la majorité des économistes d’un dynamisme économique plus grand.

François Meunier