Chroniques de lecture – Décembre 2024
Daniel Cohen, Une brève histoire de l’économie, Albin Michel, 2024, 176 pages.
Le livre de Daniel Cohen, disparu en août 2023, ne peut laisser indifférent, car il délivre le dernier message d’un des plus grands économistes français, ancien directeur de l’École d’Économie de Paris. Esther Duflo, prix Nobel d’économie et professeure au Collège de France, qualifie l’ouvrage de « tableau magistral de l’économie, de la politique, des relations internationales en quelques coups de pinceau ». L’histoire dressée par l’auteur remonte aux chasseurs-cueilleurs de la préhistoire et aux laboureurs- éleveurs du Moyen Âge, puis à l’émergence de la révolution industrielle et à la naissance de l’homo economicus, qui baigne dans les « eaux glacées du calcul égoïste ». Il explique après Karl Marx comment « le marché est devenu le tombeau des classes laborieuses ». Il analyse le phénomène de régénération keynésienne du capitalisme après la grande dépression puis l’après-guerre.
Daniel Cohen critique les processus de financiarisation et de globalisation de l’économie à partir des années 1980, qui ont entraîné les montées des inégalités et de l’instabilité politique dans les pays occidentaux. Il déplore « la tyrannie de la productivité » entraînée par le culte de la croissance économique et l’avènement de « l’homo numerisus », dont il redoute les effets à long terme de l’addiction des jeunes à internet, aux smartphones et aux réseaux sociaux. Il craint l’impuissance des États à maîtriser le réchauffement climatique. Il pense que le ralentissement de la croissance mondiale ne crée des frustrations parmi les classes moyennes et engendre différentes formes de populisme.
Manifeste-t-il un excès de pessimisme ou fait-il preuve de réalisme ? Lui-même s’interroge en conclusion de son livre : « il faut ressentir non pas seulement de la tristesse face au monde qui se délite mais de la joie pour celui qui est possible ».
Daniel Cohen (Normale sup Ulm en mathématiques, docteur d’État et agrégé es sciences économiques) a été professeur d’économie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (section mathématique), président de 2021 à 2023 de l’ École d’économie de Paris (PSE) et directeur du Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP). Il fut également membre du Conseil d’analyse économique (CAE) auprès du Premier ministre entre 1997 et 2012. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont plusieurs ont été chroniqués par le club Turgot.
Christian de Boissieu & Dominique Chesneau, Réussir la transition énergétique et écologique, Eska, 243 pages.
L’ouvrage analyse les progrès réalisés depuis les accords de Paris (COP 21) de 2015, dans le financement de la transition énergétique et écologique (TEE). Il met notamment en lumière les avancées de la « gouvernance climatique mondiale », rendue chaotique par la succession des dernières crises financières, pandémiques et géopolitiques. L’ouvrage présente un fort intérêt dans la mesure où il se compose d’analyses et de positions parfois discordantes qui permettent au lecteur de saisir à la fois la diversité et la cohérence des thèmes de la TEE.
Le premier chapitre rappelle les objectifs et décrit la mise en œuvre de la COP 21. Le deuxième chapitre présente les risques physiques, financiers et de transition, encourus par les États, les entreprises, la société et la planète, en cas de dérive ou d’échec de la TEE. Le troisième chapitre observe l’influence des différentes étapes de la montée de l’extra-financier dans les théories et les pratiques comptables et financières, publiques et privées. Le quatrième chapitre analyse plus particulièrement les apports et les processus de la comptabilité carbone. Le cinquième chapitre décrit la transformation du management stratégique et financier des entreprises sous l’effet de la TEE. Le sixième chapitre montre comment le droit de l’environnement encadre les atteintes au climat et à la biodiversité. Le septième chapitre analyse les différents instruments et présente les multiples acteurs (États, banques, marchés financiers, gestionnaires d’actifs) qui contribuent aux financements verts. Le huitième chapitre étudie les actions exercées par les banques centrales auprès de ces différents circuits financiers. Le neuvième chapitre étudie le modèle économique de la Banque Européenne d’Investissement. L’avant-dernier chapitre met en lumière la diversité des rôles impartis aux agences de notation financière et extra-financières dans les émissions de « titres verts ». Le dernier chapitre mesure la portée et les limites du Pacte vert (green deal européen).
L’ouvrage dresse donc un panorama à la fois original, complet et nuancé des cadres légaux, normatifs, organisationnels et instrumentaux du financement de la TEE. Les 12 auteurs de l’ouvrage sont des responsables de grandes banques et de cabinets de conseil (D. Chesneau, S. Dees, A. Fayolle, F. Meunier), des professeurs d’université (C. de Boissieu, E. Carrey, A. Frisch, O. Garnier, P. Geoffron, J-J. Pluchart), et des avocats (C. Lepage, C. Huglo).
Pascal Blanqué, Les aventures de l ‘inflation : Changement de régime. Calmann Levy, 317 pages.
Le dernier livre de Pascal Blanqué mérite l’attention des enseignants-chercheurs, des étudiants et des observateurs éclairés de l’économie. Il répond à un des grands questionnements économiques contemporains. Il livre l’approche de l’inflation par un des rares intellectuels français ayant réussi à concilier des connaissances théoriques reconnues par de nombreux Prix, et l’expérience pratique d’un des meilleurs traders européens.
Afin de définir, d’identifier les causes et de mesurer les effets de l’inflation – ou plutôt « des inflations » des produits de consommation, des biens d’équipement et des actifs immobiliers et financiers -, Pascal Blanqué adopte une approche transversale, à la fois économique, politique et sociologique, mais aussi philosophique et psychologique. Il dresse la généalogie des pensées – et parfois des « utopies » – des théoriciens qui ont modélisé les cycles d’inflation, de désinflation, de déflation, de stagflation, de frag-flation… Mais l’apport de son livre réside surtout dans sa distinction des différents « régimes d’inflation », marqués par des perceptions du futur différentes selon les époques et les acteurs socio-économiques. Il montre ainsi que « tout régime économique et financier repose sur trois piliers : une expression des préférences dans la société, la psychologie qui les sous-tend, les mandats donnés aux institutions qui les reflètent ». Chacun de ces piliers « correspond à une certaine relation au temps dans la façon dont s’expriment les choix collectifs ». La perception du temps a des dimensions à la fois économique (l’épargne, l’investissement et l’endettement), psychologique (collective et individuelle), politique ou institutionnelle (les « choix et les mandats ») et événementielle (le « temps des horloges »). La perception de l’inflation est étroitement liée à celle du temps ; ainsi une hausse durable des prix est souvent perçue comme détruisant de la valeur, creusant les inégalités et écrasant les dettes, mais elle peut être également interprétée comme étant un facteur de croissance et un levier d’enrichissement.
Pascal Blanqué est ainsi progressivement conduit à redéfinir certains concepts ( comme ceux de valeur nominale ou réelle, fondamentale ou événementielle), d’épargne (productive ou improductive), de capital (permanent ou liquide), mais aussi de sujet économique (identifié ou diffus). Il montre notamment que les investissements à long terme requis par les transitions énergétique, écologique et numérique, vont contribuer à maintenir un niveau élevé d’inflation, des déséquilibres budgétaires et des endettements publics et privés croissants. Mais cette pression sera tolérée car elle devrait répondre à un « désir profond d’inflation » de la part de la société. L’auteur montre également l’importance du langage, du texte, du narratif, dans les représentations des différentes formes d’inflation. Ce langage diffère selon les préférences des acteurs économiques, il comporte une « certaine hérédité » et évolue en fonction des crises ou des faits sociaux. En conclusion, l’auteur explore les « univers des possibles et des scénarios » qui « laissent une probabilité sérieuse à l’avènement d’un autre régime qu’il nomme « frag-flationniste », hybridation de fragmentations multiples et de retour de l’inflation ».
Un livre d’une lecture exigeante qui ouvre de nouvelles voies de réflexion sur l’économie du futur.
Michel Aglietta, Étienne Espagne, Pour une écologie politique : Au-delà du Capitalocène, Odile Jacob, 2024, 458 pages.
Le nouvel ouvrage de Michel Aglietta, rédigé avec Étienne Espagne, nous livre les réflexions d’un économiste et d’un climatologue prestigieux sur la transition écologique. Leur projet est particulièrement ambitieux car ils se livrent à un exercice « d’écologie politique globale » impliquant des approches à la fois technologique, économique et institutionnelle, mais aussi historique et géopolitique, de « la viabilité écologique des grands systèmes socio-économiques ». Ils sondent ainsi les « fondements anthropologiques de la dette écologique », en analysant les contraintes des cycles du carbone, de l’azote, de l’eau…, et en s’interrogeant notamment sur la meilleure façon de décarboner le mix énergétique. Ils constatent qu’à des degrés divers, tous les systèmes productifs et sociaux de l’histoire de l’humanité ont contribué à dégrader l’environnement planétaire et ont été confrontés à des « crises de régulation ».
Les auteurs parlent de « tragédie des communs » face à l’avènement de l’économie de marché comme « solution ultime du problème environnemental ». Ils critiquent la logique « d’appropriation gratuite de la nature » qui sous-tend le « capitalisme fossile basé sur les étalons charbon et pétrole ». Ils observent la dynamique historique de l’accumulation du capital et doutent de la viabilité écologique du « capitalocène » ou système économique et organisation sociale basés sur les diverses formes de capitalisme néolibéral. Ils revisitent la « civilisation écologique chinoise », le « green new deal » et l’Inflation Reduction Act (IRA) américains, le green new deal et la réaction européenne à l’IRA. Ils jugent les chaînes de production actuelles trop étirées et préconisent une « réindustrialisation ciblée et verte » des territoires. Ils évaluent les effets négatifs de la fragmentation géopolitique actuelle, aggravée par les dernières crises et la guerre en Ukraine.
Les auteurs soulèvent surtout le problème de l’inadaptation des systèmes monétaire et financier actuels, hérités du consensus de Washington, au financement des transitions énergétique et écologique. Ils qualifient de « tragédie des horizons » le hiatus fondamental entre le court-termisme des marchés financiers et le long-termisme de l’économie publique. Ils prônent une planification écologique impliquant à la fois plus de coopération internationale, avec une restauration du FMI comme prêteur en dernier ressort et un développement des systèmes de paiement et de crédit basés à la fois sur des DTS, ainsi que le développement des monnaies locales et digitales, dédiées notamment au financement de « projets verts ». Ils érigent la Caisse française des dépôts et consignations en modèle de financeur et les Sociétés Coopératives d’Intérêt Collectif (SCIC) en modèle de gouvernance des entreprises productives.
L’ouvrage est à la fois très conceptualisé et documenté. Sa lecture exigeante ouvre de nouvelles perspectives sur une des grandes problématiques contemporaines.
Michel Aglietta est professeur émérite de l’Université Paris Nanterre (voir hommage sur clubturgot.com), et Étienne Espagne est économiste du climat à la Banque Mondiale.