Rudiger von Arnim et Joseph E. Stiglitz, L’inégalité est un choix: Comment les idées, le pouvoir et les politiques creusent les écarts, Eds de la Maison des Sciences de l’Homme, 475 pages.

Traduction de The great Polarization. How Ideas, Power and Policies Drive Inequality. Columbia University Press, 2022, 470 pages.

L’ouvrage collectif a réuni 22 enseignants-chercheurs principalement américains et français parmi les plus reconnus sur le thème des inégalités économiques et sociales dans le monde.

Dans la première partie, les auteurs affichent leur adhésion à la thèse de Polyani (auteur du best-seller « La grande transformation »), selon laquelle « l’économie de marché est insuffisamment ancrée dans la société ». Ils remettent en cause certains principes de l’économie néo-libérale, en contestent notamment la théorie du « ruissellement » proposée par Friedman, selon laquelle l’efficience des marchés serait créatrice de valeur pour tous les acteurs de la société. Ils dénoncent le silence des néo-libéraux, inspirés par les théories de Friedman et de Hayek, sur les externalités négatives, souvent cachées à plus ou moins long terme, qui sont engendrées par l’absence de régulation des marchés. Ils expriment les opinions actuellement partagées par les démocrates post-keynésiens en réaction aux mesures ultra-libérales prises sous la nouvelle présidence américaine. Ils reprennent les arguments initiés par Stiglitz, Milosevic et Piketty en les étendant à toutes les formes d’inégalités à la fois économiques, sociales, politiques et culturelles. Ils en dégagent les enjeux, les tendances et les synergies, en montrant que ces arguments ont été développés – avec des fortunes plus ou moins heureuses – par les mouvements populistes de gauche dans les pays occidentaux. Un des intérêts de l’ouvrage est donc de révéler les forces mais aussi les faiblesses des raisonnements développés par les partis de gauche américains (et également français).

La deuxième partie intitulée « le nouvel éclairage sur les faits », met en lumière le repli depuis 40 ans, du marché du travail au profit du marché du capital, et le recul des salaires au profit des dividendes et des plus-values boursières, en raison d’un double mouvement de globalisation des marchés de biens et de services (défavorable aux travailleurs domestiques en raison des délocalisations industrielles à l’étranger) et d’une financiarisation de l’économie mondiale (favorable aux grandes fortunes). La progression exponentielle des rétributions des dirigeants d’entreprises (due à une ingénierie de plus en plus sophistiquée conjuguant salaires, primes, stock-options, retraites chapeau) a été stimulée par les envolées des cours boursiers (dues à un management de plus en plus « court termiste ») et des prix de l’immobilier (favorisées par une création monétaire débridée), qui ont profité aux familles les plus fortunées.

Dans la troisième partie intitulée « des questions de politique. Marchés du travail, éducation, fiscalité et propriété intellectuelle », les chercheurs recensent les décisions politiques et les dispositions réglementaires qui ont directement affecté la distribution des revenus et de la richesse aux États-Unis, et notamment celles qui ont conduit depuis 30 ans à une stagnation des salaires malgré une augmentation de la productivité dans l’industrie et les services. Les auteurs analysent notamment l’impact de l’action des syndicats d’enseignants sur les résultats scolaires et constatent que cette désyndicalisation a pénalisé les enseignants et les élèves des quartiers défavorisés et leurs accès à l’emploi. Dans un autre registre, les auteurs affirment que les droits de propriété industrielle et intellectuelle, ainsi que certaines aides à l’emploi, créent des situations de quasi-monopole et de véritables rentes (notamment dans les secteurs de la finance, de la santé et du numérique), dont bénéficient les actionnaires dominants des grandes entreprises, qui constituent la moitié des milliardaires américains actuels. Lors de la crise de 2007-2010, les fonds publics alloués aux banques et aux assureurs ont ainsi principalement bénéficié aux 1 % les plus riches.

Dans la quatrième partie, consacrée aux « contextes politiques et aux perspectives d’avenir », les chercheurs analysent l’évolution des discours sur les inégalités de revenus. Ils observent que ces perceptions varient d’un pays à l’autre en raison de leurs disparités socio-culturelles. Dans certains pays, comme la France, les discours sur la « fracture sociale » ont pu encourager différentes formes de discrimination sans pour autant engendrer plus de justice sociale. Les dernières enquêtes révèlent que le renchérissement des études supérieures rend de plus en plus insupportables les dettes des enfants issus des familles les plus modestes et prive la nation de talents. Les auteurs préconisent la mise en place d’une garantie fédérale de l’emploi au sortir de l’université et de baby-trusts destinés à financer les études au moindre coût.

Rudiger von Arnim est professeur d’économie à l’université de l’Utah et Joseph E. Stiglitz est professeur à l’université Columbia et Prix Nobel d’économie.

 

Daron Acemoglu et Simon Johnson, Pouvoir et progrès. Technologie et prospérité, notre combat millénaire, Pearson, 632 pages.

L’ouvrage présente les travaux de recherche honorés par deux Prix Nobel d’économie en 2024. Il se présente sous la forme d’une monumentale revue de littérature scientifique sur les facteurs, les formes et les effets conjugués de l’innovation technologique et du changement institutionnel au travers des âges. Il porte notamment sur les interactions entre la révolution numérique et la mondialisation des marchés depuis les années 1980.

L’ouvrage débute par une discussion sur les notions de progrès à la fois technique, institutionnel et idéologique. Il se poursuit par un rappel des débats sur la mécanisation des procédés agricoles puis industriels, qui ont entraîné plusieurs vagues de « chômage technologique ». Les deux auteurs comparent notamment les positions parfois contradictoires adoptées par les plus grands économistes sur ces phénomènes qui ont entraîné une concentration des richesses et un creusement des inégalités entre les forces du travail et du capital. Ils montrent en particulier que ces mutations technologiques et socio-économiques ont été favorisées par des institutions et des idéologies, d’abord keynésienne puis néo-libérale, qui ont été de plus en plus adaptées aux groupes sociaux dont le pouvoir repose plus sur le capital que sur le travail. Ils analysent notamment le déclin des syndicats et des partis politiques en lutte contre les inégalités sociales.

Les deux lauréats du Prix Nobel observent également que l’IA, surtout dans sa forme générative, engendre de faibles gains de productivité, mais stimule la créativité sous toutes ses formes et développe les relations humaines, qui sont à la fois des sources de croissance économique et de bien-être social. Ils soutiennent que l’humanité devrait chercher à améliorer l’utilité des machines plutôt qu’à n’y percevoir que leur dangerosité. Ils déplorent notamment l’utilisation de l’IA pour désinformer et manipuler l’opinion. Ils dénoncent la dérive actuelle consistant à considérer l’IA comme étant au service d’une société de surveillance et de contrôle des citoyens au nom d’une idéologie. Ils comparent les cadres éthiques instaurés par les différents pays et proposent une nouvelle forme de gouvernance mondiale de l’IA favorable à la fois à l’innovation technologique et au bien commun.

Un des principaux intérêts de l’ouvrage est donc de présenter sous une forme didactique les principaux travaux de recherche anglo-saxons consacrés à l’évolution des rapports entre le progrès technique et les instituions des pays occidentaux, mais aussi de contribuer à la réflexion actuelle sur l’encadrement de l’IA.

Daron Acimoglu et Simon Johnson sont professeurs au MIT et co-lauréats du Prix Nobel d’économie de l’année 2024.

 

Joseph E. Stiglitz, Les routes de la liberté, Les Liens qui Libèrent, 352 pages.

Joseph E. Stiglitz, Prix Nobel d’économie, a publié en 2024 son dernier livre intitulé The Roads of Freedom. Economics and the Good Society, qui vient d’être traduit en français. Il y retrace son « parcours intellectuel au cours du dernier demi-siècle », qui a été traversé par de multiples courants théoriques, crises économiques et faits sociaux. Dans son livre, l’auteur analyse les systèmes économiques mis en œuvre dans plusieurs pays et à l’international, en fonction du type de risque qu’ils font courir aux marchés et à leurs principaux acteurs : les entreprises, les citoyens-consommateurs et les institutions publiques. Il soutient les systèmes qui assurent un « équilibre entre les libertés économiques et les libertés politiques ». Il distingue plusieurs types de libertés : « de travailler, de jouir des fruits de son travail, de posséder des biens et de gérer sa propriété, de participer à un libre marché », mais aussi, « d’être libéré du besoin et de la peur ». L’exercice de ces libertés doit contribuer à « l’épanouissement et à la réalisation des potentiels » des citoyens. Il montre toute la complexité du concept de liberté, dont les déterminants, hérités de l’histoire de chaque État-nation, sont plus ou moins compatibles. J.E. Stiglitz traite la problématique de la liberté par une analyse des discours – ou des « rhétoriques » – et des actions des principaux acteurs de la vie économique et sociale, notamment les gouvernants et les médias. La liberté a un « lien intrinsèque avec les notions d’équité, de justice et de bien-être ». Sa jouissance est directement conditionnée par le système économique dominant dans le pays.

L’auteur est ainsi conduit à analyser les différentes formes du capitalisme, et surtout, celle du capitalisme néolibéral – qu’il qualifie de « sans entraves » – inspiré par Hayek et Friedman et devenu dominant à la fin des années 1970. Selon Stiglitz, ce système reposerait sur une sous-estimation délibérée de ses externalités et sur la croyance erronée en une efficience forte des marchés économique, monétaire et financier. Il concentre son analyse sur le système appliqué aux États-Unis dont il reconnait les forces – notamment le dynamisme et la flexibilité – mais dont il dénonce les faiblesses, principalement l’instabilité économique et l’insécurité sociale. Il dénonce au passage les biais des systèmes de mesure des échanges économiques et des inégalités sociales, qui contribuent à « rétrécir le bien être sociétal ».

Joseph E. Stiglitz propose donc de « reconstruire le système économique et juridique mondial ». Il rejette le capitalisme international dans sa forme actuelle, lui préférant une forme plus équilibrée de capitalisme orienté vers une « prospérité sociétale partagée ». En bon néo-keynésien, il prône une nouvelle forme de « capitalisme progressiste » couplé avec une « social-démocratie » basée sur « la connaissance – facteur d’innovation et de vivre ensemble – et sur une économie décentralisée et régulée par des institutions « adaptées à la gestion du bien commun ». Parmi les acteurs sociaux exemplaires, il cite certaines grandes universités américaines, associations coopératives, mais il fustige les dérives actuelles des politiques de certains gouvernants. Il se montre aussi critique à l’encontre d’une certaine presse, dont la « mésinformation et la désinformation » entretiennent les divisions et le populisme.

J.E. Stiglitz se réfère dans son livre aux travaux des économistes les plus reconnus, avec lesquels il a coopéré ou auxquels il s’est opposé. Il fait souvent référence à la pensée d’Adam Smith, exposée dans sa Théorie des sentiments moraux.

J.E. Stiglitz (Prix Nobel d’économie en 2001) a été notamment économiste en chef de la Banque Mondiale. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles scientifiques , ainsi que de plusieurs rapports officiels, dont en 2008, celui sur le changement des instruments de mesure de la croissance française ( conjointement avec Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi).