Chroniques de lecture – Novembre 2024
Jan Horst Keppler, Économie de marché et inconscient. La pulsion à l’origine de la valeur économique, Classiques Garnier, 2024, 561 pages.
Jan Horst Keppler revisite l’histoire des idées économiques. Il s’interroge sur le rôle des pulsions et du désir dans la création des valeurs économique et humaine. Il s’efforce d’appliquer le « sinthome » (ou le « nœud borroméen » ), conçu par Lacan il y a un demi-siècle, à l’économie de marché et à l’entreprise. Il initie le lecteur à l’algèbre lacanienne, qui conjugue quatre principaux signes : S1 (le langage ou le signifiant–maître du Sujet), S2 (le savoir et les fantasmes de son univers), a (l’objet de ses pulsions et désirs), S/ (le Sujet lui-même qui est par nature « clivé » ou divisé). Ces signes se conjuguent différemment selon les quatre discours-types énoncés par le Sujet : les discours du Maitre (et de l’esclave), du Professeur, de l’Analyste et de l’Hystérique. Jan Horst Keppler constate que la structure inconsciente associée à l’échange marchand n’entre pas dans le schéma proposé par Lacan. Il adapte donc ce schéma afin de l’appliquer aux principaux acteurs des marchés et des entreprises, dont les structures symbolique et imaginaire varient dans le temps et dans l’espace : : le capitaliste (le « 5e discours » ajouté par Lacan) , l’entrepreneur, le commercial, le publicitaire et le trader. Ce dernier est considéré comme étant l’acteur-type de l’économie de marché en raison de l’instantanéité de ses actions et de la violence de ses décharges pulsionnelles. L’auteur s’interroge à cette occasion sur les impacts psychologiques des logiciels d’Intelligence Artificielle, qui ont « tendance à halluciner, c’est-à-dire à inventer des réponses non existantes, voire impossibles ». Il augure que « ces questions trouveront prochainement des réponses ».
Jan Horst Keppler compare également les approches théoriques des marchés successivement adoptées par les « économistes orthodoxes » – classiques, marxistes et néo-classiques – pour en déduire, à la suite de Lacan, que « la psychanalyse manque aux sciences de l’homme ».
L’ouvrage fait appel à des concepts relevant de trois disciplines exigeantes, la philosophie, l’économie et la psychanalyse. Il exige de ses lecteurs un effort soutenu d’attention et de compréhension, mais en contrepartie, il leur prodigue des leçons magistrales.
Jan Horst Keppler (professeur d’économie à l’Université Paris Dauphine – PSL) témoigne d’une culture et d’un sens de l’analyse exceptionnels. Il renouvelle l’approche historique de la pensée économique.
Christien Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La découverte, 262 pages.
Le dernier livre de Christian Laval apporte d’utiles clés de compréhension des modèles de gouvernance des sociétés du début du XXIe siècle. Il décrypte les approches du néolibéralisme par deux des plus grands penseurs de la 2e moitié du XXe siècle : le philosophe Michel Foucault et le sociologue Pierre Bourdieu. Leurs réflexions critiques portent sur le processus de transformation de l’économie capitaliste et sur l’avènement du néolibéralisme après les trente glorieuses. Ils s’accordent sur ses fondements : l’individualisme méthodologique (Weber), la loi du marché (Smith), l’utilitarisme (Bentham), l’homme économique (Becker)… Ils rendent hommage à l’ordo-libéralisme de l’école de Francfort. Mais ils s’opposent sur ses approches et sur les voies de son dépassement. Foucault analyse principalement les leviers (règles, normes, rivalités…) de l’exercice du pouvoir et de régulation (la « gouvernementalité ») par l’Etat, des comportements des producteurs et des consommateurs. Bourdieu s’efforce de dépasser les paradigmes de la « scholastique économique » en substituant l’homo academicus à l’homo oeconomicus, l’habitus à l’intérêt économique, le champ social au marché, la symbolique à l’économique… Cette double approche de la révolution libérale – par les technologies du pouvoir et par les valeurs socio-culturelles – permet de mieux comprendre les finalités et les modes d’action des mouvements anticapitalistes et libertariens.
Christian Laval est professeur de philosophie à l’université Paris Ouest.
Depuis 1990, la part de l’industrie dans le PIB français a été ramenée d’environ 20 % à 10 %, et depuis 2009, le thème de la réindustrialisation interpelle les hommes politiques et les économistes. La France est devenue avec la Grèce, le pays le moins industrialisé d’Europe. Deux ouvrages publiés en 2024 sur le sujet – le premier analysant les causes de la désindustrialisation et le second proposant des solutions pour réindustrialiser – méritent l’attention des lecteurs des blogs Clubturgot.com et Vox-Fi.
Vincent Vicard, Faut-il réindustrialiser la France ?, PUF, 160 pages.
Le questionnement de Vincent Vicard sur la réindustrialisation de la France est particulièrement opportun, car les déclarations des politiques, les analyses des économistes et les articles de journalistes sur le sujet méritent d’être précisées et corrigées.
L’auteur rappelle les facteurs qui ont conduit à une désindustrialisation accélérée de notre pays depuis les années 1990. La part de l’industrie dans le PIB et dans l’emploi a été divisée par 2 en trente ans pour être ramenée à près de 10 %. Ce recul a été le plus sévère des pays occidentaux. Le phénomène a des causes multiples : la baisse de la productivité des entreprises françaises, la priorité accordée aux services, les ciblages désordonnés des actions publiques, les délocalisations massives opérées par les champions nationaux… L’auteur analyse ensuite les difficultés de la réindustrialisation : l’arbitrage problématique entre la consommation intérieure et l’exportation ; l’obligation de respecter les objectifs et les normes de l’Union européenne en matière environnementale et sociale ; les contraintes imposées par la Commission européenne en matière de concurrence et d’aides publiques ; l’absence de politique industrielle européenne ; la difficulté de réimplanter des activités à la fois innovantes et décarbonées ; la nécessité de diversifier et de sécuriser les sources d’approvisionnement sans trop renchérir les coûts de production ; la multiplication des risques géopolitiques et « l’arsenalisation » des échanges commerciaux ; le handicap du surcoût français du travail ; l’intérêt de privilégier les zones à faible taux d’emploi ; la difficulté de se spécialiser dans les secteurs d’activité le plus innovants… L’auteur présente de nombreux exemples de filières difficilement relocalisables et d’entorses au règlement de l’OMC. Il conclut que l’Union européenne a intérêt à maintenir le système actuel d’échanges multilatéraux et il souligne l’urgence d’une revue stratégique industrielle sur le modèle de la politique de défense.
Vincent Vicard est adjoint au directeur du CEPII, 1er centre français de recherche et d’enseignement en économie internationale.
Olivier Lluansi, Réindustrialiser : le défi d’une génération, La Déviation, 2024, 322 pages.
L’ouvrage est rédigé à partir du rapport non publié sur les politiques industrielles, commandé en 2023 par le gouvernement. Depuis 2009, l’auteur constate un retour de la réindustrialisation dans les discours politiques, avec notamment les États généraux de l’industrie, le rapport Gallois sur la compétitivité industrielle, France Relance et France 2030. L’auteur considère comme étant « irréaliste » l’objectif officiel de 15 % du PIB assuré par l’industrie à horizon 2035. Il estime plus réaliste de fixer un objectif de 12 à 13 % du PIB, qui permettrait de rééquilibrer la balance commerciale des produits manufacturés, actuellement déficitaire de 60 milliards €.
L’auteur préconise la création de 60 000 emplois industriels par an, soit le triple des emplois créés au cours des dernières années. Selon lui, la relance implique un « sursaut patriotique » engendré par des commandes publiques et la promotion du Made in France. Les « achats publics patriotes » pourraient rapporter 15 milliards € par an et pourraient résorber 25 % du déficit de la balance commerciale des biens manufacturiers. Les moyens ne devraient pas être concentrés sur les innovations de rupture et les « gigafactories », ces dernières ne représentant que 20 à 30 % du potentiel de réindustrialisation, quand les PME et les ETI en constituent les deux tiers. « Le potentiel du territoire est au cœur de la réflexion de mon rapport, mais il est sous-estimé par les pouvoirs publics. Le tissu industriel a besoin de soutien public pour se régénérer ».
Olivier Lluansi ajoute que la relance industrielle étant contrainte par le manque d’électricité décarbonée, il faudrait accélérer la mise en service de nouvelles centrales nucléaires, réduire la dépendance de nos chaînes d’approvisionnement et libérer du foncier en respectant l’objectif de zéro artificialisation nette pour 2050 de la loi Climat. L’auteur recommande également de renforcer l’attractivité des métiers industriels : aujourd’hui, « 50 % des personnes formées aux métiers industriels vont faire autre chose ».
Olivier Lluansi, est l’ancien délégué interministériel aux Territoires d’industrie, chargé d’une mission sur la réindustrialisation de la France à l’horizon 2035.