Ces trois groupes ont réalisé en 2016 trois opérations majeures de croissance externe : respectivement acquisition de Airgas (pour 13,4 Md$), de WhiteWave (pour 12,5 Md$) aux Etats-Unis, et de WMF en Allemagne (1,7 Md€). A chaque fois, ces acquisitions ont représenté de l’ordre du tiers de la capitalisation boursière de ces groupes et leur ont permis d’au moins doubler de taille Outre-Atlantique ou Outre-Rhin. De par leur importance absolue et relative, ces acquisitions nécessitaient un financement externe.

Le schéma est bien rodé de nos jours : en amont de l’annonce de l’acquisition, le groupe acquéreur négocie un engagement de crédit relais (bridge) avec ses banques les plus proches, crédit relais qui est mis en place à la signature de la transaction n’est tiré qu’une fois que les conditions suspensives de l’acquisition sont levées, c’est-à-dire en pratique le plus souvent lorsque les autorisations anti-trust ont été obtenues. Puis le crédit relais est remboursé progressivement par des opérations de marché destinées à refinancer l’acquisition sur le long terme : augmentation de capital, placement de dettes cotées ou négociables (obligations,  placements privés).

A moins que, comme Danone, le groupe ne mette en place son refinancement obligataire avant d’obtenir le feu vert des autorités de la concurrence, soit quelques semaines ou mois avant de réaliser l’acquisition effective et de payer les vendeurs. L’introduction dans les contrats d’émissions obligataires d’une clause dite de Special  Mandatory Redemption permettant à l’acquéreur, en  cas de non réalisation de l’acquisition, de rembourser immédiatement ce refinancement à un prix convenu de 101 % du montant émis, rend possible ce séquencement. La généralisation de cette clause est un témoin d’un marché obligataire actuellement favorable aux émetteurs. Ainsi l’acquéreur dispose d’une porte de sortie s’il ne souhaite pas ou ne peut pas satisfaire les demandes des autorités anti-trust.

On retrouve ainsi, une fois le crédit relais remboursé, une structure de la dette entre dette bancaire et dette de marché conforme à la pratique des grands groupes aujourd’hui. Au 30 juin 2016, l’endettement bancaire d’Air Liquide est à 43 % d’origine bancaire. En effet, le crédit relais de 13 Md$ a été mis en place au moment de l’acquisition effective de Airgas fin mai 2016 et n’a été réduit que du produit de l’emprunt obligataire en euros de début juin (3 Md€), en attendant l’émission obligataire en dollars (4,5 Md$) et l’augmentation de capital (3,3 Md€) de septembre. Une fois l’emprunt obligataire en dollars émis, la part des dettes bancaires tombe à 8 % contre 92 % pour les financements de marchés ; et elle tombe à 0 % une fois l’augmentation de capital réalisée. Danone et SEB ont une pratique similaire : pour les grands groupes du SBF 120, les banques font essentiellement des crédits relais en attente d’une opération de marché ou de cessions d’actifs, ou consentent des engagements par signature. Et c’est le marché (actions, obligataire, euroPP et équivalents, billets de trésorerie) qui apporte les financements dans la durée.

Il est clair que dès qu’un crédit relais est mis en place, l’entreprise a intérêt à lancer au plus vite ses opérations de refinancement à long terme pour limiter le risque de liquidité et éviter la situation connue par Lafarge lors de l’acquisition de Orascom en décembre 2007. Lafarge a en effet dû, au pire moment (février 2009), conduire une opération de sauvetage financier, son crédit relais venant à échéance sans que le groupe n’ait pu dans les mois précédents se refinancer normalement sur des marchés financiers alors entrés en dislocation.

Octroyé en novembre 2015, le crédit relais d’Air Liquide à la maturité de 2 ans a été tiré fin mai 2016 au moment de l’acquisition effective d’Airgas et remboursé intégralement en octobre 2016 après la réalisation de l’augmentation de capital.

Pour Danone, le crédit relais n’a pas été tiré puisqu’il a été refinancé avant l’acquisition effective de WhiteWave (qui devrait avoir lieu au premier trimestre 2017) par deux émissions obligataires en dollars et en euros fin octobre 2016. Celles-ci ont été fractionnées en plusieurs tranches : à 2, 4, 6, 8 et 12 ans en euros et 3, 5, 7 et 10 ans en dollars. Il en a été de même pour le financement obligataire d’Air Liquide (10 tranches avec des échéances comprises entre 2018 et 2046).

Pourquoi ? Parce que les emprunts obligataires cotés sur le marché international sont remboursables in fine. Pour éviter d’avoir à gérer une échéance de 6,2 Md€ une année donnée, l’emprunt obligataire de 6,2 Md€ de Danone est morcelé en plusieurs tranches qui viennent à maturité à des échéances différentes. Compte tenu de la taille des fonds recherchés, chaque tranche peut avoir un volume unitaire minimum de 500 M€ ou 750 M$, ce qui est un standard sur le marché et assure une liquidité correcte de nature à attirer les investisseurs.

Le lissage est aussi obtenu en glissant les échéances des nouvelles émissions, les années où peu d’obligations viennent à échéance, comme l’illustre ce graphique publié par Air Liquide où les échéances de la dette obligataire américaine (représentée en gris clair) ont été fixées en 2019, 2021, 2023, et 2026, années de faibles remboursements prévus :

 

Image_20dec2016

 

Même si le risque de taux d’intérêt peut être partiellement couvert sur de futures émissions de dettes[1], on peut difficilement reprocher à Danone sa vélocité dans son refinancement, qui lui a permis d’obtenir fin octobre 2016 6,2 Md€ à 7 ans de moyenne avec un taux d’intérêt moyen de 0,55 % et 5,5 Md$ à 7 ans de moyenne  avec un taux d’intérêt moyen de 2,45 % avant cross currency swap. En effet, du fait des remontées de taux intervenues depuis, si Danone devait s’endetter aujourd’hui, il devrait le faire à des taux d’intérêt sensiblement plus élevés.

Le risque de change que Danone et Air Liquide conservent en finançant une partie de l’acquisition d’actifs américains par une dette en euros non couvert par des swaps n’est pas public. Même si s’endetter partiellement en euros pour réduire le coût de leurs dettes est tentant, cela fait peser sur la durée un risque de change sur le groupe. Celui-ci s’est montré pour l’instant positif car le dollar s’est revalorisé contre l’euro depuis la mise en place des financements (de 3 et 6 % respectivement).

Le risque de change n’était naturellement pas sur le radar de SEB puisque sa cible est allemande.

Le besoin de refinancement de SEB étant 8 fois plus petit (1,7 Md€), le groupe lyonnais a pu s’intéresser à des segments du marché financier plus réduit, voire en créer un nouveau avec une émission de 150 M€ d’ORNAE (obligation remboursable en numéraire ou en actions existantes), profitant d’une pénurie de nouvelles émissions d’obligations convertibles face à des investisseurs en mal de ce type de  placement et prêts à accepter un taux actuariel de – 0,42 %. Plus de détails sur ce produit sont donnés dans notre nouvelle rubrique Commentaires à la fin de cette lettre.

Le refinancement de SEB inclut également une émission d’un Schuldschein[2]  pour 800 M€ en 4 tranches, de 3, 5, 7 et 10 ans. Il s’agit d’un produit déjà émis dans le passé par SEB qui s’est ainsi créé une base d’investisseurs devenus familiers de sa signature.

*             *             *

Au total, ces trois opérations de financement montrent une nouvelle fois que les investisseurs sont prêts à soutenir des stratégies industrielles qui paraissent leur faire sens, venant de groupes qui ont prouvé depuis des années leur excellence opérationnelle, leur capacité à intégrer efficacement de nouvelles acquisitions et qui ont eu la prudence de se ménager des capacités d’endettement inutilisées jusqu’au jour J. On note à cet égard la volonté de Air Liquide, malgré cette acquisition majeure, de se garder une marge de manœuvre comme en témoigne son rating resté dans la catégorie des A, grâce à une augmentation de capital de 3,3 Md€ et malgré des investisseurs en dette dollar qui étaient prêts à lui apporter… 25 Md$, là où il en cherchait 4,5 Md$.

 

[1] Comme expliqué au chapitre 54 du Vernimmen 2017.

[2] Pour plus de détails sur ce produit, voir le chapitre 25 du Vernimmen 2017.

 

Article initialement paru dans la Lettre Vernimmen.net n°145 de décembre 2016, et repris par Vox-Fi avec due autorisation.