Dans la première partie de cet article, on a vu les nombreux pièges cognitifs tendus par le behavioral valuation aux évaluateurs et plus généralement à tous les financiers, à l’occasion de l’appréciation de la valeur d’actifs ou d’entreprises.

Les biais cognitifs sont prévisibles et inévitables, mais on peut réduire leur impact sur les travaux des évaluateurs à trois conditions : mettre en place un cadre leur offrant le plus d’indépendance possible par rapport au donneur d’ordre ou à l’actif à évaluer ; respecter un processus rigoureux de recueil et d’analyse de l’information ; et appliquer des méthodes d’évaluation robustes et cohérentes.

Le cadre de la mission

Le meilleur moyen d’éviter que l’évaluateur soit affecté par un conflit d’intérêt est de désigner un évaluateur indépendant. Le règlement général de l’AMF dresse des conditions strictes afin que l’expert soit désigné par le conseil d’administration sur la proposition d’un comité ad hoc chargé de veiller à l’absence de conflits d’intérêt et de s’assurer qu’il dispose de toutes les informations nécessaires à sa mission. L’AMF exige également qu’il soit rémunéré forfaitairement et que le montant dépende de la « complexité de la mission ».

L’indépendance n’est garantie que si le comité ad hoc exerce lui-même ses fonctions en toute indépendance. Or, sa liberté de manœuvre dépend de la philosophie de gouvernance qui règne dans l’entreprise et au sein du conseil. Et même s’il est prévu que l’expert ne doit pas intervenir régulièrement avec la banque présentatrice, la concentration des missions chez un nombre réduit d’experts est à surveiller. Quand bien même le recours à un évaluateur indépendant n’est pas juridiquement imposé, le conseil d’administration peut toujours décider d’y recourir afin de donner aux travaux d’évaluation une certaine indépendance par rapport au management.

La sérénité du cadre d’intervention procurée à l’expert indépendant est aussi cruciale pour les évaluateurs « internes » que pour les évaluateurs « conseils ». Plusieurs possibilités s’offrent à la société lorsque l’évaluation est faite en interne ou par des conseils mandatés par la direction générale : mise en place d’une seconde équipe d’évaluation et/ou d’un comité ad hoc de revue ; ou encore revue externe réalisée par un tiers qui analysera la cohérence et la rigueur de l’analyse.

En impliquant une multiplicité d’interlocuteurs, le processus de revue permet de ne pas laisser le sujet dans les mains d’un unique expert. Cependant, on veillera à i) ne pas tomber dans le travers de la pensée de groupe (biais de groupthink), c’est-à-dire la tendance à rechercher le consensus à tout prix plutôt qu’à appréhender de manière réaliste une situation et ii) à ne pas diluer la responsabilité dans la prise de décision finale sur la valeur retenue.

Le recueil et l’analyse de l’information

L’évaluateur doit tout d’abord s’efforcer de repérer les biais cognitifs qui ont pu affecter les informations qui serviront de base à son analyse. Une liste de contrôle précise doit couvrir trois thèmes : les protagonistes eux-mêmes afin de comprendre qui a été impliqué dans le processus de planification afin d’apprécier les conflits d’intérêts ou les influences potentielles, la dimension affective des auteurs et leur autonomie ; la dynamique du groupe qui a mis au point les projections.

Les hypothèses seront ensuite testées à partir de raisonnements économiques simples mais robustes comme la logique du cycle de vie d’une entreprise qui veut que l’avantage concurrentiel finisse par s’éroder et que la rentabilité des actifs rejoigne le coût du capital. Il est également intéressant de mettre en perspective un niveau de revenus au regard du marché existant, un taux de croissance par rapport aux anticipations du marché, etc. Ainsi, l’évaluateur pourra essayer de neutraliser certains biais tels que l’affection pour une activité ou pour des actifs nationaux (biais culturel), etc.

Sur la base de l’information qui lui a été remise, l’évaluateur doit décider du jeu d’hypothèses à retenir pour son évaluation. Il est essentiel qu’il ne s’arrête pas aux données disponibles, mais qu’il recherche systématiquement des informations externes (auprès des concurrents, fournisseurs, régulateurs, etc.). L’évaluateur doit aussi identifier les options écartées, comprendre ce qui serait perçu différemment avec une autre présentation (biais de cadrage) ou ce qui est ignoré faute de l’avoir creusé (biais d’ambiguïté). Il doit pouvoir remettre en cause un business plan « maison » et ne pas tomber dans une forme de croyance le conduisant à adhérer à un scénario ou à des hypothèses en les considérant comme vérité absolue ou assertion irréfutable.

Les méthodes d’évaluation

Les méthodes intrinsèques doivent être privilégiées bien que reposant sur de nombreuses hypothèses dont l’établissement peut engendrer des biais cognitifs. Même si les biais qui ont présidé à leur élaboration initiale ont pu être identifiés et corrigés, l’évaluateur n’est pas à l’abri de succomber à ces écueils lors de ses choix d’hypothèses ou les ajustements qu’il décide de faire.

Un travail d’évaluation bien organisé peut diminuer ce risque : s’il est très difficile pour un individu d’identifier ses propres biais, la constitution d’une équipe et la tenue de débats controversés ainsi que la rédaction d’un rapport détaillé, clarifiant les hypothèses retenues et les raisonnements permettront de les limiter.

La méthode de l’actualisation des flux de liquidité futurs (ou cash flows) est la plus efficace dans ce contexte, car elle oblige l’évaluateur à être très précis sur les hypothèses qui sont choisies et donc permet l’analyse de la logique interne du modèle et l’identification des incohérences. L’intérêt de la construction d’un modèle de cash-flows et les travaux de simulation ou de sensibilité est de mieux comprendre les liens qui existent entre la stratégie de l’entreprise, sa dynamique financière et les conditions dans lesquelles elle peut espérer créer de la valeur à long terme. L’évaluation offre à l’équipe qui en est en charge de la possibilité de débattre des hypothèses de rentabilité et de risque et, ainsi, de se donner les moyens d’éviter des raccourcis heuristiques.

Malgré ses graves insuffisances, les praticiens continuent à utiliser la méthode des comparables (boursiers ou de transactions passées), au moins à titre complémentaire dans les évaluations dites « multi-critères ». Afin de ne pas tomber dans les nombreux pièges cognitifs dont elle recèle, l’évaluateur peut respecter deux règles. D’une part, mettre en œuvre cette méthode uniquement après avoir largement entamé la méthode intrinsèque, afin de ne pas risquer un biais d’ancrage ; d’autre part, tout multiple doit faire l’objet d’une analyse d’ingénierie inversée afin de comprendre les paramètres de risque, de rentabilité et de croissance qui l’explique.

Conclusion

La discipline préconisée ici pour gommer ces effets des biais comportementaux s’apparente à un complément à la technicité et à l’expertise de l’évaluateur auxquelles cette approche ne saurait se substituer. L’introduction de techniques ou de procédures visant à réduire les biais cognitifs permet d’aller plus loin que le recueil mécanique de l’information et l’application qui n’est pas moins mécanique de techniques. Enfin, les conseils d’administration doivent se former aux techniques d’évaluation et aux difficultés rencontrées par les experts ou évaluateurs qu’ils nomment ou contrôlent.

 

Cet article a été publié dans la Lettre Vernimmen n°216. L’étude complète peut être téléchargée ici.