Voici un article important de trois économistes scandinaves : Income Equality in The Nordic Countries: Myths, Facts, and Lessons.

Il fait un topo de la situation économique des pays scandinaves par comparaison avec le Royaume-Uni, les États-Unis et la moyenne des pays de l’OCDE et est une pièce importante dans le débat pré-distribution vs. redistribution. Dit autrement, est-ce que la faible inégalité des revenus provient d’une distribution primaire, et notamment salariale, plus égalitaire ou bien d’une redistribution par voie de transferts pécuniaires ou en nature (santé ou éducation par exemple).

On sait qu’en France, l’inégalité est relativement faible. et ceci en raison de la forte redistribution, et que cette redistribution passe fortement par des transferts en nature, un facteur ayant été révélé récemment par des études de l’INSEE. Il semble bien que les pays nordiques suivent une voie contraire : la redistribution y joue un rôle, bien entendu, mais il y a avant tout une forte égalité des revenus primaires, expliquée essentiellement par des salaires plus égaux. (On s’abstrait de la question de l’inégalité liée au 1 % des plus riches, qui n’a pas forcément à être au centre du débat).

Pour le dire en ces termes, ce phénomène résulte dans les pays nordiques d’un marché du travail où les salaires sont « réprimés », essentiellement par leur mode de négociation. La conséquence en est des bas salaires plutôt élevés et des hauts salaires plutôt bas, par rapport à un marché du travail où aucun mécanisme institutionnel viendrait « corriger » la libre fixation du niveau salarial.

Ceci se fait à deux niveaux. Par coordination horizontale d’une part, terme par lequel on entend que certains secteurs d’activité jouent le rôle de guide dans la fixation salariale des autres secteurs. C’est notamment le cas en Allemagne où des secteurs comme l’auto ou la chimie donnent le « la » des négociations de branche.

Par coordination verticale de l’autre, ceci désignant le fait qu’au sein des branches ou des entreprises, la négociation salariale joue à protéger davantage les bas salaires par rapport aux hauts salaires, ceci résultant souvent d’une place plus grande des augmentations dites « générales » par rapport aux augmentations « individuelles » dans la négociation annuelle des salaires. Le second cas favorise le plus souvent et tendanciellement une dispersion salariale plus forte au sein de l’entreprise.

Si on note un recul tendanciel des deux modes de coordination dans la plupart des pays (graphique), les pays du nord de l’Europe sont davantage coordonnés à la fois sur les plans vertical et horizontal.

 

Quel est l’effet sur la productivité du travail et sur la compétitivité de l’économie d’une coordination plus grande ? À en juger par les performances économiques des pays nordiques, elle ne doit pas être mauvaise. Le lien causal est peut-être le suivant et est proche d’une logique schumpétérienne. La contrainte égalitaire qui pèse sur les salaires joue en fait comme une « subvention » des industries dont le personnel est qualifié et donc a priori mieux payé ; et au contraire joue comme une « pénalisation » des autres secteurs, à basse productivité du travail. En particulier, les secteurs exposés à la concurrence internationale (plutôt à haut salaire) sont favorisés par rapport à ceux qui sont davantage protégés de celle-ci ; en particulier aussi, de l’industrie par rapport aux services.

On aurait donc deux modèles économiques favorables à la productivité : l’un où la flexibilité extrême du travail, disons les États-Unis, favorise un remplacement rapide des entreprises moins performantes, au prix d’une forte inégalité salariale ; l’autre, comme dans les pays nordiques, où c’est la pression égalitaire qui joue en faveur des entreprises les plus performantes.

La France me semble être dans une position intermédiaire et surtout est en phase de changement de modèle. Pendant longtemps, disposant d’un SMIC à un niveau élevé relativement au reste des pays de l’OCDE, la France disposait de salaires pour les personnes non qualifiées à un niveau élevé (toujours en termes relatifs). De même, les salaires étaient largement régis par des conventions de branche (mais sans l’effet moteur de certaines industries leaders). De fait, cela avait encouragé un niveau de productivité horaire du travail très élevé, à l’égal de celui des États-Unis. Mais il a été constaté que ce type de politique avait tendance à enfler le chômage des non-qualifiés. D’où des politiques de compensation de l’effet du SMIC sous forme d’aides importantes versées aux entreprises pour les bas salaires. En clair, l’impulsion de revenu donnée aux bas salaires n’est pas tant le fait des entreprises que du budget de l’État. Le SMIC lui-même, notons-le, n’est plus désormais le plus élevé ou l’un des plus élevés en Europe. Un dernier facteur a été la tendance législative, notamment par la loi travail de 2017, à une plus forte décentralisation de la négociation salariale, avec une place moindre à la négociation de branche – qui fixe les minimas salariaux – et un privilège croissant donné aux AI (augmentations individuelles) par rapport aux AG (augmentations générales) au sein des entreprises. Il faut peut-être voir ici la raison d’une position de la France en matière de productivité du travail qui s’est un peu dégradée.

Mentionnons pour finir un facteur qui joue de façon importante dans les pays nordiques : un écart salarial homme / femme bien plus réduit qu’ailleurs, en raison notamment d’une aide publique très importante aux congés parentaux et aux gardes d’enfants. La trajectoire professionnelle des femmes y est mieux garantie que dans des pays comme le Royaume-Uni ou les États-Unis. De la sorte, les salariées femmes peuvent exercer leur activité avec un niveau de productivité supérieur.

 

On y voit que le Gini des revenus (hors les 1 % les plus hauts) donc essentiellement les revenus salariaux sont bien plus bas et ont une variance moindre dans les pays nordiques que dans le reste des autres pays. On y voit quand même que la redistribution y est sensiblement plus forte (colonne différence in Gini) sans que ce soit le facteur prévalent.