L’innovation est une obsession. La transition numérique, un leitmotiv. La « disruption », un horizon, et l’entreprenariat un mantra obsédant au sein des entreprises traditionnelles ainsi que le rêve professionnel des générations Y et Z (et le regret subséquent des générations immédiatement précédentes).

Derrière ce rideau de termes employés à tout bout de champ et d’agitation parfois frénétique à l’excès, à l’évidence notre monde change, nos économies sont de plus en plus volatiles sous le coup d’effets multiples et conjugués dont je retiendrai trois facteurs essentiels : une mutation sociétale sans précédent, une globalisation sans possible retour en arrière et la grande révolution que représente le numérique.

Pour autant je réfute l’expression de révolution industrielle pour lui préférer celle de révolution intellectuelle. Michel Serres la considère comme « troisième révolution anthropologique de l’humanité ». La révolution dont nous parlons est beaucoup trop complexe pour se résumer seulement à une révolution industrielle ou encore technologique puisqu’elle conjugue en réalité de nombreux facteurs dont la technologie n’est qu’un «facilitateur». Ce qui la rend unique et première dans l’histoire de l’humanité et à ce point universelle, c’est précisément cette convergence ; la convergence entre :

– un modèle sociétal qui va donner la prédominance au partage par rapport au désir d’accéder à la propriété,

– l’effet de la globalisation de nos économies et de leur interdépendance, rendant souvent systémiques les crises que nous traversons avec une fréquence toujours accrue,

– et enfin ce sous-jacent qu’est le Numérique qui autorise à penser et concevoir différemment.

Le Numérique permet de renverser un paradigme établi depuis des siècles : les grands leaders de l’industrie traditionnelle étaient ceux qui décidaient des besoins des consommateurs puis des produits et des services que ces mêmes consommateurs allaient acquérir. Combien de fois n’a-t-on pas entendu les consultants recommander à des chefs d’entreprise de « dessiner » le marché (« you must shape the market » était-il inscrit dans les tables de la loi de nombreuses entreprises).

Désormais la « multitude », cette somme d’individualités, de consommateurs, d’usagers, est en train de devenir l’autorité de décision ultime en ce qui concerne les usages, la préférence pour les produits ou pour les services. Par conséquent, cette autorité est celle qui va désormais décider quelles sont les entreprises qui seront leaders sur les différentes filières de notre économie pour les servir dans le cadre d’expériences clients, ces dernières devant de plus en plus se distinguer par leur caractère exceptionnel en terme d’efficience et de qualité. C’est ainsi que des entreprises telles que Amazon, Uber, Blablacar, Apple ou encore Airbnb se développent de façon exponentielle car c’est la multitude qui apprécie, note et recommande les produits et prestations proposés. C’est aussi la multitude qui crée la récurrence – l’un des critères prépondérant de la valorisation des entreprises de services.

Comme l’explique Nicolas Colin dans son ouvrage co-écrit avec Henri Verdier1, l’économie numérique a une loi explicative très simple : elle redistribue la puissance de l’intérieur vers l’extérieur des organisations ; en d’autres termes, la multitude des individus connectés en réseau est aujourd’hui plus puissante que les organisations ; les entreprises qui l’emportent dans cette économie nouvelle sont celles qui apprennent à s’allier pour capter sa puissance et en faire levier.

Le paradigme se renverse

Toutes les entreprises agissant sur les différentes filières de notre économie opèrent sur des modèles à rendements décroissants.

Elles sont toutes soumises à la nécessité absolue de garantir une résilience de plus en plus compliquée à assurer.

Elles ont toutes été conçues pour être efficaces et prévisibles. Le XXIe siècle nous a fait entrer dans un monde nouveau que les anglo-saxons caractérisent par son disruptive mindset et qui est en antagonisme radical avec le fonctionnement traditionnel de la plupart des entreprises nées au XXe siècle. David S. Rose, serial entrepreneur et co-fondateur de Singularity University, le dit à sa manière : « any company designed for success in the 20th century is doomed to failure in the 21th if it doesn’t enter a disruptive move ».

Pour des raisons de massification, de commoditization, de concurrence mondiale, de pression extrême sur les prix, de risques accrus, sous la chape de plus en plus pesante d’une réglementation globale, régionale et locale qui plombe par couches successives la liberté d’entreprendre, les entreprises traditionnelles du XXIe siècle opèrent sans exception sur des rendements inéluctablement décroissants.

Dans ce contexte et afin de faire face à leur nécessaire course à la résilience, les entreprises ont fait appel de façon massive aux cabinets de conseil en stratégie et en management qui ont prospéré au travers de missions de reengineering, de réorganisation, d’optimisation de processus, de costcutting et de restructuring (le tout sous le vocable d’ailleurs inapproprié de « transformation » alors qu’il s’agit au mieux d’évolutions et d’améliorations, certes parfaitement légitimes).

Les entreprises traditionnelles vivent sous contraintes et, s’il est vrai qu’elles ont pu, pour quelques-unes d’entre elles et dans un passé maintenant lointain, prendre des virages radicaux et stratégiques majeurs (l’entreprise Peugeot est effectivement passée de la fabrication du moulin à café en 1840 à celle de l’automobile en 1889), c’est certainement quelque chose qui est devenue particulièrement difficile de nos jours. Et ce notamment pour des raisons de complexité des organisations et d’interdépendance extrême des différents acteurs des filières de notre économie.

D’où l’impérieuse nécessité qu’elles ont de trouver désormais et très rapidement les moyens de se lancer dans une vraie transformation radicale, de créer de nouveaux modèles d’affaires, modèles d’affaires numériques, à rendements croissants, susceptibles de les propulser sur de nouveaux business, entrepreneuriaux par essence, focalisés sur l’expérience client, que ce client soit une entreprise (B to B) ou un consommateur final (B to C).

Ce sera de cette façon et seulement de cette façon, que l’entreprise traditionnelle pourra pivoter et rentrer dans « l’innovation disruptive » sans pour autant abandonner son objectif de résilience sur son business traditionnel.

Il n’y a rien d’inéluctable

Il est à peu près certain que les entreprises dites traditionnelles ont pour partie en elles les moyens – notamment financiers – de leurs ambitions. A la condition qu’elles privilégient le redéploiement d’une partie significative de leurs ressources pour préempter une ou plusieurs prises de position sur leur chaîne de valeur, elles seront alors en capacité d’évoluer et de grandir sur de nouveaux modèles d’affaires. Cela veut dire aussi qu’elles ne doivent pas se contenter de donner si facilement dans des effets de communication très à la mode en organisant des learning expeditions ou en produisant des incubateurs internes et autres pépinières qui n’ont d’autres effets que de se donner l’illusion de « faire dans l’innovation » (il est d’ailleurs assez amusant de constater que des grandes entreprises rêvent maintenant de ressembler à des startups, alors que les startups, elles, rêvent de devenir des entreprises dominantes).

Il est important de considérer que l’Europe – et la France en particulier – ne seront jamais les Etats-Unis ni la Silicon Valley et que les règles, les modes opératoires, la culture qui leur sont propres ne sont pas les nôtres.

En outre, ce n’est pas en se satisfaisant d’avoir la plus grosse délégation européenne au Consumer Electronics Show de Las Vegas (ce qui ne modifie en rien les complexités auxquelles doivent au quotidien faire face nos entrepreneurs), que l’on changera quoi que ce soit aux caractéristiques de notre environnement ni d’ailleurs à sa toxicité.

Ajoutons à cela que face à un alignement notable d’intérêts entre les investisseurs financiers anglo-saxons et les entrepreneurs, il y a dans la plupart des pays européens une asymétrie évidente entre les investisseurs et l’entreprenariat – en particulier en phase de démarrage.

Toutefois – et c’est une source d’espoir considérable et une opportunité majeure pour nos pays – nos grandes entreprises sont susceptibles d’être celles qui seront à l’origine de ces futures licornes dont nous sommes, notamment en France, fort dépourvus (à l’exception de Criteo, Blablacar et Vente-privée.com).

Mais à la condition qu’elles deviennent lucides sur quatre conditions essentielles de succès :

– qu’elles acquièrent la conviction managériale que LE sujet n’est ni l’innovation technologique, ni la transition numérique mais l’urgente nécessité de partir à la recherche de ces nouveaux modèles d’affaires ;

– qu’elles acceptent que c’est au travers de la construction d’une ou plusieurs startups que cet objectif pourra être atteint ;

– qu’elles admettent que cette démarche doit se poursuivre en dehors du jeu de contraintes de l’entreprise, en privilégiant l’atteinte de l’objectif et non l’internalisation à tout prix de cette démarche fondamentale de transformation ;

– qu’elles assurent le financement de l’amorçage et de la croissance de la ou des startups qui seront créées.

C’est en fait la grande chance pour nos environnements complexes de faire émerger cette nouvelle économie, en en étant les générateurs et de cette façon de devenirles acteurs de cette transition majeure.

Les startups, ou les leviers de la transformation des entreprises traditionnelles

Les entrepreneurs des startups qui émergent fondent la plupart du temps leur vision sur l’observation d’une tension dans un parcours client, d’un stress, ou plus simplement d’un statu quo tacitement admis de tous alors même qu’il pourrait être remis en question. A titre d’exemple entre le moment où un individu décide d’un déplacement et le moment où il s’assoit effectivement dans le siège de son avion, il est facile de détecter toute une série de tensions, de difficultés, d’obstacles qu’il va devoir franchir. Si cette problématique identifiée est prise à bras-le-corps, que la startup qui s’en empare exécute parfaitement et sait se projeter à l’échelle internationale, alors ce modèle d’affaires nouveau devient universel, scalable et un business qui n’existait pas jusqu’alors est proposé.

Ce qui caractérise le numérique – et par voie de conséquence le modèle d’une startup – c’est notamment qu’elle va sans attendre, confronter au monde réel, un produit ou un service non fini et, par itérations successives, l’améliorer au fur et à mesure des retours directs des clients ou consommateurs dans une boucle d’apprentissage vertueuse où ces derniers deviennent les acteurs de la construction de ce produit ou de ce service. C’est une approche qui s’oppose à celle, traditionnelle, des études de marché et à la nécessité d’atteindre un produit ou service parfait avant de le confronter au monde réel.

Dans cette perpétuelle recherche de la satisfaction optimale du consommateur et du modèle d’affaire le plus efficient, aussi parce que conçue sur un sous-jacent technologique numérique, les startups ont la possibilité de pivoter extrêmement rapidement et de façon radicale – à l’instar de startups telles que Paypal, Netflix ou encore Twitter.

Une autre caractéristique des plateformes et des startups du numérique est la remise en cause des KPIs qui sont l’apanage des groupes traditionnels. En effet, elles vont dans un premier temps (parfois long) privilégier la croissance de façon quasi exclusive.

Car au-delà de la démonstration que leur business model répond à l’attente de la multitude, c’est la seule et unique manière de s’imposer comme l’acteur incontournable et dominant sur une chaîne de valeur donnée.

Le taux de croissance – associé à la récurrence – est la mesure première de sa valeur, sans pour autant que soit négligée sa rentabilité ; mais cette dernière n’arrive que dans un deuxième temps.

Et ce pour une raison simple : ce système n’est vertueux que s’il innove en permanence, ce qui requiert un investissement continu. Les meilleures illustrations de ce phénomène sont probablement Google et Amazon qui ne cessent d’innover – et de s’imposer.

C’est un risque nécessaire (et finalement pas très onéreux)

Pour finir, je crois qu’il convient d’accepter que nous ne pouvons pas tout mesurer d’avance, que les plus probantes, les plus belles innovations en terme de modèles d’affaires sont et seront souvent très contre intuitives et que la prise de risque la plus importante est sans doute celle qui consiste à ne pas prendre de risque. Ou, dit autrement, que la plus grave responsabilité d’un dirigeant face à l’impérieuse nécessité d’innover et d’anticiper afin de résister à une inéluctable disruption de sa chaîne de valeur (aujourd’hui je n’en connais pas qui en doute), serait celle qu’il n’aurait pas prise, car en apparence trop risquée ou trop décalée par rapport à un modèle d’affaire qui jusque-là, aurait démontré sa résilience.

1. Nicolas Colin et Henri Verdier, L’âge de la multitude : Entreprendre et gouverner après la révolution numérique. Editions Armand Colin, 2015

Article déjà publié sur Vox-Fi le 27 juin 2016.