Vox-Fi a le plaisir de publier cet extrait d’un texte de La Lettre de Vernimmen (n°165, février 2019) à propos d’un événement assez comique : le site Médiapart s’est fait, sous la plume de Martine Orange, le héraut de la lutte contre la distribution de dividendes et surtout, fond du fond de l’enfer, les rachats d’action. Les entreprises capitalistes distribuent à tout va à leurs actionnaires avides, privent l’économie de croissance et d’emploi, signe de la turpitude capitaliste arrivée à sa fin ultime.

Pourquoi pas, cela se discute, même si on trouve sous la plume des auteurs de La Lettre de Vernimmen des arguments très puissants qui montrent qu’il n’en va pas ainsi. Ils expliquent depuis des années

« que le dividende n’est pas à l’actionnaire ce que le salaire est au salarié ; que le versement du dividende en lui-même n’enrichit pas l’actionnaire ; que non, les dividendes au sein du CAC 40 ne réduisent pas les investissements[1] ; et que non, les rachats d’actions ne font pas monter les cours ; que dividendes et rachats d’actions sont des outils anti-rente car ils font circuler l’argent. Bref, notre travail de pédagogues, avec la satisfaction, année après année, de voir que la méconnaissance et les idées fausses régressent dans ce domaine. »

Mais là où Médiapart, d’arroseur se retrouve arrosé, c’est quand on découvre, au hasard d’une enquête digne de Médiapart, que Médiapart pratique de façon presqu’obscène… le rachat d’actions. Au profit de ses propres capitalistes !

La réponse de la Lettre à nos bons collègues de Médiapart se fait en 15 « stations », une de plus que le chemin de croix christique. En voici quelques extraits.

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Sixièmement : « Car au moment où les résultats nets du CAC 40 augmentent en moyenne de 18 %, la croissance en France a été de 2,4 %, la croissance mondiale de 3,7 %. »

Vous laissez clairement supposer dans cette phrase que la croissance des profits serait excessive car supérieure à celle de l’économie. Ceci ignore l’existence de coûts fixes et de coûts variables qui fait que lorsque la conjoncture économique est plutôt bonne, les profits montent naturellement plus vite que l’activité car, au moins à court terme, les coûts fixes sont fixes. En revanche, quand la croissance faiblit ou devient négative, pour la même raison de fixité des coûts fixes, le taux de croissance des profits devient inférieur au taux de croissance de l’économie, voire largement négatif. Il est donc tout à fait normal que ces deux agrégats n’évoluent pas en parallèle une année donnée. Il n’est donc pas pertinent de les comparer sur une courte période comme une année.

Les mêmes effets produisant les mêmes causes, le résultat net de Mediapart a augmenté de 16 % en 2017[2] en passant de 1,891 M€ à 2,195 M€ pour un chiffre d’affaires passant de 11,362 M€ à 13,659 M€, alors que la croissance en France n’a été que de 2,4 %. Personne ne s’en plaint, je pense, au sein de Mediapart, et je vous félicite de cette performance similaire à celle des ténors du CAC 40.

De surcroît, il est assez logique que les membres du CAC 40, qui réunit les groupes français les plus efficaces, aient de meilleures performances que l’ensemble de l’économie française. Ainsi, les 11 bleus sont meilleurs au football que la moyenne des Français.

Septièmement : « Dans une époque où le taux de l’argent est à zéro, les actionnaires parviennent à dégager des rendements de 4 à plus de 10 %. En comparaison, le salaire réel net moyen a progressé de 1,2 % la même année en France, donnant à voir une nouvelle fois le creusement incessant des inégalités. ».

Comme le dit l’adage populaire, on ne peut raisonnablement comparer que des choses comparables.

Le taux de l’argent à zéro que l’on observe actuellement ne concerne que des placements sans risques et/ou à court terme. Ce taux ne peut donc pas être comparé à celui de placements risqués dont le taux de rentabilité doit normalement être plus élevé pour offrir une compensation au surcroît de risque pris par l’épargnant.

Par ailleurs, le taux de rendement du CAC 40 en 2018, dividendes et plus-values inclus, a été d’environ -8 % en terme nominaux et de – 10 % en termes réels, compte tenu d’une inflation 2018 estimée à 2 %, et non de 4 % à plus de 10 %, comme vous l’écrivez. Il se décompose en une baisse des cours de 11 % sur l’année 2018[3] et des dividendes de l’ordre de 3 % des cours.

Enfin la comparaison des taux de rentabilité sur les actions avec les taux de croissance des salaires réels ne fait pas plus de sens que la corrélation entre les ventes de pianos et le taux de suicide que Emile Durkheim avait observée au xixe siècle. Heureusement d’ailleurs, car sinon il faudrait que les salaires baissent quand les actionnaires enregistrent des taux de rentabilité négatifs, ce que personne, mais vraiment personne, ne demande, rassurez-vous.

Neuvièmement : « Mais à en croire Pascal Quiry, co-auteur de l’étude de Vernimmen, il ne faut pas raisonner comme cela. « Le versement d’un dividende ne vous enrichit pas plus que le retrait de billets à un distributeur ne vous enrichit ! Vous avez simplement transformé en liquide une partie de votre patrimoine », assure-t-il. Bref, pour lui, les dividendes ne relèvent plus d’une rémunération du capital mais juste de la transformation d’un patrimoine en liquidité. Même les économistes les plus hardis du néolibéralisme n’avaient pas osé se lancer dans un tel argumentaire »

J’imagine que, sous votre plume, être un économiste hardi du néolibéralisme n’est pas un compliment, mais ayant un esprit positif, je le prends néanmoins comme tel et je vous en remercie.

Il ne s’agit pas ici de théorie, mais de faits aussi sûrs que deux et deux font quatre. Et il faut savoir regarder les faits en face, sans l’esprit obstrué par des théories fausses d’un autre âge.

Le dividende n’est pas la rémunération de l’actionnaire, alors que le salaire est la rémunération du salarié.

Pour vous en convaincre, faites l’expérience suivante : passez, quelques jours avant le détachement du dividende, un ordre d’achat valable un mois de l’action AXA, par exemple à 15 €. Comme le cours actuel est de 20 €, il y a peu de chance que votre ordre soit exécuté. Si AXA paie en 2019 un dividende identique à celui de 2018, soit 1,26 €, vous verrez que le jour du détachement du dividende, sans que vous ne fassiez quoique ce soit, votre ordre de bourse sera automatiquement ajusté et deviendra un ordre d’achat à 13,74 € (15 – 1,26).

Mieux, si vous êtes prête à investir 20 €, acquérez une action AXA à 20 € quelques jours avant le détachement du dividende. Vous verrez qu’à l’ouverture de la Bourse, le jour du détachement du dividende, le cours d’AXA sera plus faible de 1,26 €, et vous verrez arriver sur votre compte bancaire 1,26 € de liquidités[4].

Autrement dit, le dividende n’est pas une rémunération comme un salaire car vous ne vous êtes enrichie de rien du tout en le percevant. C’est juste une liquéfaction partielle de votre patrimoine, comme quand vous allez retirer des fonds à un distributeur de billets. Vous aviez un patrimoine de 20 € avant le versement du dividende de 1,26 €. Votre patrimoine est toujours de 20 €, et malheureusement pas de 21,26 €. Il est composé d’une action à 18,74 € et de liquidités pour 1,26 €. Mais pour bien le comprendre et s’en convaincre, rien ne vaut qu’en faire soit même l’expérience pratique. D’où ma suggestion.

D’ailleurs, l’expression détacher un coupon ou un dividende, qui ne date pas d’hier, est explicite. Quand vous détachez une chose d’un bien, ce bien vaut naturellement moins après le détachement qu’avant, de la même façon qu’un appartement haussmannien vendu sans ses cheminées et ses glaces vaut moins cher que le même vendu avec.

Dixièmement :« Alors qu’ils (les grands groupes) distribuaient environ un tiers de leurs profits au début des années 2000, ils n’ont cessé d’augmenter leur niveau de distribution d’année en année, passant à 40 %, puis 42 %, puis 48 %. En 2018, le taux de distribution a atteint un seuil symbolique : 50 %. »

Je reproduis ci-joint un graphique qui décrit les taux de distribution des sociétés cotées en France et en Europe depuis 1975.

Vous noterez que le taux de distribution des groupes français n’est pas différent de celui des groupes européens, parfois supérieur comme en 2013 et 2014, parfois inférieur comme depuis.

Vous verrez aussi que le seuil de 50 % a été atteint et dépassé à plusieurs reprises : 1976, 1982, 1983, 1984, 2004, 2013, 2014 et 2016. On n’est donc pas dans un phénomène de hausse continue ou irréversible comme vous l’écrivez.

Ce graphique est extrait de l’édition 2019 du Vernimmen, que j’ai le plaisir de vous adresser gracieusement dans un envoi séparé, car il n’est jamais trop tard pour apprendre et aider ses lecteurs à mieux comprendre le monde qui nous entoure.

Onzièmement : « Près de la moitié du CAC 40 a mis en œuvre cette politique. Ils ont dépensé plus de 10 milliards deuros dans ces rachats de titres. Une négation de lentreprise capitalistique, comme le rappellent de nombreux économistes d’entreprise. »

Je passe sur le fait que les économistes d’entreprise qui dénoncent les rachats d’actions sont tellement nombreux que vous n’en citez aucun.

Ignorez-vous, alors que vous êtes actionnaire de la Société des amis de Mediapart et de la Société des Salariés de Mediapart[5] que vous présidez[6], et qui sont toutes les deux actionnaires de Médiapart, que votre employeur a procédé en 2017 à un rachat d’actions portant sur 12,8 %[7] de son capital ? C’est un niveau qui n’a été approché, ni de près ni de loin, par aucun groupe du CAC 40 en 2017 ou 2018 ; le plus élevé en 2018 étant de 3,8 % avec TechnipFMC.

Ce rachat d’actions a réduit vos capitaux propres de 34 %[8] par rapport à ce qu’ils auraient été sans cette opération purement financière. Si cela ne s’appelle pas de la décapitalisation massive que vous condamnez dans votre article, je ne sais pas comment cela s’appelle. Est-il utile de vous préciser qu’aucun groupe du CAC 40 n’a approché, ni de près ni de loin, ce chiffre de 34 % ?

Je vais peut-être vous surprendre, mais je félicite Médiapart de ce rachat d’actions massif que je trouve tout à fait approprié. Et le professeur de finance que je suis ne peut pas s’empêcher de décerner à Médiapart un brevet d’excellence en politique financière.

Cette opération est en effet intelligente, comme souvent les rachats d’actions qui ne menacent pas la solvabilité des entreprises (comme ceux faits en 2018 par les groupes du CAC 40) et pour celles d’entre elles qui n’arrivent plus à trouver dans leurs secteurs des projets d’investissements intéressants comme c’est apparemment votre cas.

Mediapart, compte tenu de sa santé florissante, de ses marges exceptionnellement élevées dans le secteur de la presse, ne semble plus avoir d’opportunités d’investissements pouvant utiliser sa très ample trésorerie qui représente, même après cette décapitalisation, encore 54 % de ses actifs contre 3,3 % en moyenne pour les sociétés européennes cotées.[9]

Et compte tenu de la croissance de vos profits, j’espère que dans le futur vous réitérerez cette opération pour éviter de finir comme votre confrère, Les Éditions Maréchal Le Canard Enchaîné, qui a un total d’actifs à son bilan de 134 M€[10], dont 131 M€ de liquidités ; niveau qui s’accroît annuellement, avec la régularité du métronome, de 3 M€ depuis des années.

Quelle tristesse que cet argent oisif, qui ne rapporte rien, laissé sur un compte en banque comme d’autres dans le temps jadis entre des piles de drap, et ne bénéficiant à personne. Je vous souhaite de tout cœur d’éviter cette situation affligeante.

Il n’y a rien de pire dans l’économie que l’argent qui ne circule pas.

Quand Mediapart a été créé, il avait logiquement besoin de capitaux propres pour financer cette prise de risque considérable : Peu d’observateurs auraient parié que, 10 ans après sa création, Mediapart afficherait de meilleures performances que les meilleurs du CAC 40. Il est vrai qu’avec une rentabilité financière de 84 %[11] vous battez tous les records. Chapeau bas.

Après les premiers débuts difficiles, vous avez trouvé votre marché et la réussite est venue. Avec elle, l’afflux de profits dont vous n’avez pas l’utilité et que vous avez redistribués à certains de vos actionnaires, via le rachat d’actions. Libre à eux d’investir ces fonds dans de nouvelles start-up, dans des placements financiers, dans des dons aux ONG, de racheter à des actionnaires sortants d’autres entreprises leurs actions pour devenir actionnaires de ces dernières, ou dépenser ces fonds dans de la consommation, ce qui soutient l’activité infiniment mieux que des fonds oisifs laissés sur un compte en banque.

Bref, Mediapart a fait exactement ce que font les sociétés du CAC 40, que vous dénoncez à tort par ailleurs. Ce n’est que le cycle normal et sain des capitaux propres. Seuls ceux attachés au statu quo attaquent ce cercle vertueux qui régénère régulièrement l’économie, permet à de nouveaux acteurs d’émerger (pensez à Free de Monsieur Xavier Niel), et donne sa chance à de nombreux entrepreneurs, comme Mediapart a eu sa chance en 2007. Ceux attachés au statu quo sont appelés des conservateurs. Je suis surpris que vous vouliez en être.

Puisque vous présidez la Société de salariés de Mediapart, le lecteur de vos écrits que je suis serait curieux de savoir si avez-vous voté pour ou contre ce rachat d’actions de Mediapart. Bref, pratiquez-vous ce que vous dénoncez ?

À ce jour (12 février), notre courrier du 24 janvier 2019 à Mediapart reste sans retour, bien que nous ayons demandé un droit de réponse sur le fondement de l’article 13 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse ; et l’envoi du Vernimmen 2019 dédicacé reste sans remerciement.

 

[1] Voir La Lettre Vernimmen.net n°152 d’octobre 2017.

[2] Source : Greffe du Tribunal de Commerce de Paris.

[3] Le CAC 40 était de 5 313 au 30 décembre 2017 et de 4 731 au 31 décembre 2018.

[4] Avant déduction d’un prélèvement fiscal non libératoire de 12,8 %.

[5] Déclaration d’intérêt des journalistes de Mediapart.

[6] Source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[7] 45 454 actions rachetées et annulées sur un total avant rachat de 356 265 actions. Source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[8] 1,362 M€ / (2,600 M€ + 1,362 M€) = 34 %. Source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[9] Voir le graphique de la page 854 du Vernimmen 2019, source Facset.

[10] Source : Greffe du Tribunal de Commerce.

[11] Résultat net 2017 de 2,195 M€ pour 2,600 M€ de capitaux propres. Source : Greffe du Tribunal de Commerce de Paris.