Le président Trump s’est engagé dans un bras de fer commercial avec le monde entier ou presque : ses voisins de l’Alena, Mexique et Canada, la Chine bien sûr, et l’Europe, dont l’Allemagne en ligne de mire.

On commence à être habitué à sa tactique de négociation : tonitruer, dire pis que pendre de l’autre, en faire un adversaire plutôt qu’un partenaire puisque jamais un accord ne peut être gagnant pour les deux parties… Puis, de façon toujours imprévisible, changer de cible, reculer ou au contraire embrasser sur la bouche l’adversaire au gré des circonstances.

Évidemment, cette approche de la négociation est rapidement percée à jour par le dit adversaire. La phase « matamore » qui précède la négociation n’impressionne plus nécessairement. L’accord sur la Corée du Nord, nettement moins bon que l’accord obtenu du temps d’Obama avec l’Iran, est bien le modèle de ce type de négociation, dont le résultat n’est pas forcément perçu comme perdant par l’électorat de Trump mais qui laisse des doutes s’agissant des intérêts supérieurs des États-Unis.

Au-delà de la posture, on imagine bien, sachant les enjeux, que la conduite américaine en matière commerciale est mûrement réfléchie dans ses aspects tactiques : on joue au bord du gouffre mais probablement pour ne pas y arriver. De même, les réponses chinoises et européennes procèdent de calculs réfléchis. Il y a donc un jeu stratégique entre acteurs rationnels. Chacun d’eux veut tout à la fois que la mesure restrictive prise (essentiellement par les droits de douane) heurte ou menace de heurter au maximum l’adversaire, tout en entraînant le moins de dégâts possible pour soi-même, et cela en anticipant la riposte qui viendra de l’autre camp.

Sur cette base, quelques sujets doivent être présents à l’esprit de part et d’autre de l’Atlantique et du Pacifique. Et ceci sur le double principe suivant :

  • un tarif imposé sur un bien importé renchérit en général son prix. Il a donc un effet positif sur les concurrents nationaux de ce bien et un effet négatif sur les producteurs du pays exportateur.
  • Ce même tarif, en élevant le prix et en baissant le volume consommé, a par contre un effet négatif sur les clients nationaux, consommateurs ou entreprises, qui importent ce bien.

Il y a donc une double problématique client / fournisseur à la fois chez le pays « qui se protège », c’est-à-dire qui agresse, et chez le pays exportateur. Et, en raison des effets de bord, sur les pays tiers. D’où ces quelques considérations, s’agissant du duel entre la Chine et les États-Unis :

1- Pour les États-Unis, minimiser le dommage sur ses consommateurs signifie taxer plutôt les biens intermédiaires ou d’équipement. L’effet sur le consommateur aura de toute façon lieu, mais sera retardé, le temps que s’ajustent les prix et les volumes dans la chaîne de production.

2- Qu’on veuille protéger ses producteurs ou bien ses consommateurs, et faire du mal aux producteurs ou bien aux consommateurs chez l’adversaire, il faut toujours prendre en compte l’effet du prix accru par le tarif sur le volume acheté sur bien, ce qu’on appelle l’élasticité-prix de la demande et de l’offre.

  1. a) Si l’élasticité est nulle, imposer un tarif sur un bien chinois pénalise uniquement les clients américains. En effet, le bien est considéré comme indispensable et le volume acheté ne va pas bouger. Un tarif de 20% va faire monter le prix TTC de 20% sans diminuer la demande. Les Chinois ne sont pas touchés. Le citoyen américain paie la taxe, qui ira remplir les coffres du Trésor public. (Il y a probablement du côté du Trésor à Washington quelques personnes qui lorgnent sur les recettes liées, sachant la dérive du déficit public américain.)
  2. b) si l’élasticité est égale à -1, la hausse de prix liée au tarif douanier est pleinement compensée en pourcentage par une baisse du volume importé. Le budget consacré par les clients américains à l’achat du bien reste inchangé, mais le chiffre d’affaires de la Chine baisse du montant de la taxe. À noter que la baisse de volume diminue la recette fiscale et donc que le Trésor y perd également un peu.
  3. c) un cas fréquent est une élasticité très grande, voire infinie. C’est le cas où le bien est mondialement échangé, entre de nombreux producteurs et consommateurs, avec un prix fixé en quelque sorte de façon exogène. Le ciment par exemple serait un tel bien. Dans ce cas, la taxe a un effet massif, puisque tout à coup le pays exportateur, la Chine dans notre exemple, n’est plus compétitif et n’a plus accès au marché américain. Le consommateur américain ne souffre pas, le Trésor n’encaisse aucune recette, mais la Chine perd son marché.

La conclusion à ce stade est claire : il est préférable de viser cette dernière catégorie de biens, à très forte élasticité. Mais ce serait en rester au premier round de ce jeu complexe.

3- En effet, le producteur chinois va réagir à la mesure. Il pourra choisir par exemple de baisser son prix pour préserver les volumes vendus. Il le fera d’autant plus que l’élasticité est forte et qu’il opère avec des coûts fixes importants. Si l’élasticité est égale à -1, et qu’il baisse son prix à hauteur de 20%, l’effet sur le volume de la production est nul, mais c’est lui qui paie intégralement la taxe.

Il ne faut pas négliger cet effet. On considère par exemple que les fortes taxes sur l’essence dans les pays européens (la TIPP en France, qui a changé de nom) sont en pratique « payées » à plus d’un cinquième par les pays pétroliers, qui doivent baisser leurs prix pour optimiser leurs profits.

Le producteur peut également arbitrer entre l’exportation directe ou l’implantation dans le pays. Le cas désormais à la une des journaux est celui de Harley-Davidson, suite à la menace européenne : ses motos doivent avoir une élasticité-prix raisonnable, disons de -0,5 (un tarif de 10% fait baisser la demande de 5%). Le consommateur européen paie donc la moitié de la taxe et achète pour moitié ses motos ailleurs. Mais l’entreprise peut contourner la taxe en produisant directement dans le pays.

On voit là un exemple de tactique habile du décideur européen : on frappe un produit symbolique, avec un potentiel relativement fort d’expatriation de la production. Le Trésor américain ne touche pas la taxe et les emplois filent en Europe (ou en Asie ?). Ça a eu le don d’agacer le président Trump. Nul doute que du côté américain on doit chercher exactement ce type de bien. L’acier, à cet égard, est un très mauvais choix, outre que le principal pays européen vers les États-Unis est l’Italie – avec ses « Bresciani » –, ce qui n’est pas gentil pour les émules de Trump qui viennent d’arriver au pouvoir.

Les produits liés à la mode ou à l’alimentaire, sont une bien meilleure cible, plus encore s’ils ont une charge symbolique, et plus encore s’ils sont délocalisables : Bel produisant sa Vache qui rit aux États-Unis pour le marché américain.

4- Il faut aussi regarder les effets de bord liés à la présence de pays tiers. À regarder le duel sino-américain, l’Europe ne peut rester indifférente. Une offre chinoise qui n’a plus accès au marché américain a tendance à se déverser ailleurs et on retrouve le dilemme consommateur / producteur, mais cette fois-ci en Europe : les consommateurs trouveront bénéfice à cet excès d’offre qui fait baisser les prix ; les producteurs y verront une concurrence déloyale. À nouveau, le commerce international du pétrole montre que ces effets triangulaires ne sont pas négligeables. Beaucoup de pays dont les États-Unis n’imposent pas de TIPP sur l’essence que consomment les automobilistes. Or, on a vu que les pays pétroliers baissaient leurs prix de l’ordre de 20% pour compenser la présence d’une TIPP en Europe. Du coup, les consommateurs des pays sans TIPP en profitent : à la fois parce que le prix de l’essence importée y est plus bas et parce qu’ils ne subissent pas la taxe.

5- Il faut prendre en compte enfin les effets sur le taux de change. Les frappes protectionnistes affectent les exports du pays ciblé ; ses contre-attaques affectent ses imports. Il y a un effet global sur la balance commerciale du pays. Si la Chine devait ne pas répliquer du tout, et que les mesures portent sur de très gros volumes d’exports vers les États-Unis, la dégradation du solde commercial aurait un effet négatif sur la demande de dollars par la Chine et la demande, certes faible, du renminbi/yuan par les États-Unis. Il y aurait donc un impact à la baisse du yuan. Or, une dépréciation de la monnaie n’est, du point de vue du commerce extérieur, que la somme d’une taxe à l’import et d’une subvention à l’export. Par exemple, le renminbi a chuté de 8% entre le début avril et le début juillet 2018 (voir graphique), ce qui équivaut des droits de douane de 8%, si ce n’est que l’argent ne va pas dans les caisses de l’État.L’argument vaut particulièrement pour la Chine qui dispose, de par ses considérables réserves de change en dollar, du moyen de peser sur la parité yuan-dollar. Cet atout est pris en compte par la partie américaine : d’une part, une compétitivité accrue côté chinois si jamais le yuan devait baisser – ce qu’il fait depuis quelques semaines – ferait plus qu’annuler l’effet de la taxe puisque c’est l’ensemble des échanges bilatéraux qui seraient concernés ; d’autre part, les moindres achats de titres américains par la Chine feraient remonter les taux d’intérêt américains, avec des effets de second tour sur la conjoncture américaine et sur le dollar.

Graphique : Taux de change Dollar / Renminbi

(une hausse de la courbe signifie une baisse du Renminbi)

Les États-Unis se vantent d’être bien moins affectés par une guerre commerciale avec la Chine (ou avec l’Europe en ciblant l’Allemagne) en raison du fort déficit commercial qu’ils ont avec ces deux pays. Il n’est pas sûr qu’ils croient autant que cela à l’efficacité de l’argument, au-delà de sa simplicité rhétorique. Les aspects financiers, notamment sur les flux de capitaux, doivent être pris en compte. Le jeu de l’Europe également : il y a un point où les Européens pourraient être tentés de faire cause commune avec les Chinois, ce qui serait un tournant géopolitique majeur. Enfin, les États-Unis sont une démocratie complexe où les intérêts des entreprises et de l’électorat s’entremêlent et peuvent se retourner contre la politique suivie par leur président. La direction politique chinoise subit à ce titre une contrainte bien plus faible. Trump a donc des adversaires toniques. Tout cela pourrait se finir par une retraite prudente de chacun chez soi. C’est à mon sens le plus probable. Trump sait se sortir des mauvais pas par une pirouette. Mais la complexité des effets en jeu et la psychologie des décideurs ne permet pas d’exclure un dérapage, qui nuirait au monde entier. Combien de guerres se sont déclenchées alors que la sage raison promettait leurs échecs ?

Une chose est sûre en tout cas. Dans ces temps de guerre où l’on brandit le tarif (comme dans ceux où menace le son du canon), il est commode de faire partie d’un bloc puissant : États-Unis, Chine, Union européenne. La Grande-Bretagne prend ses risques à quitter maintenant l’Union, dans son vain et bien ironique moment trumpien.