Comment peut-on aimer la comptabilité au XXIe siècle ?
Le comité de rédaction m’a lancé un défi : « Comment peux-tu aimer la comptabilité et en parler avec passion ? ». Et aussi : « Que feront les comptables quand leurs tâches auront été informatisées ? ». Suivez-moi dans l’aventure !
La comptabilité, c’est un très beau métier. Vous pouvez vérifier, c’est un alexandrin. Comment le saurez-vous ? En comptant les pieds, bien sûr. Car le poète est d’abord un comptable (1). Et s’il ne se voit pas, c’est bien le nombre qui donne son souffle au vers. Un exemple parmi mille autres :
Je suis jeune il est vrai ; mais aux âmes bien nées, La valeur n’attend point le nombre des années.
Le premier niveau d’amour de la comptabilité, c’est donc les nombres, et ne le nions pas, on est tous un peu fascinés par eux. Ca ne date pas d’hier : Homère, au Chant II de l’Iliade, consacre plus de 300 vers à énumérer les bateaux des Grecs et à compter leurs équipages. Il faut donc imaginer le public rassemblé à la veillée, prenant plaisir à écouter cet inventaire. On reconnaît aussi le plaisir ancien de la récitation : la Chanson de Rolland, par exemple, énumère les ennemis tranchés en deux, cheval compris, par le valeureux chevalier.
Or, le « bilan consolidé » de l’armée grecque (2) par lequel commence l’Iliade devait être appris par cœur par les aèdes, car on n’avait pas encore (vraiment) inventé l’écriture. En effet, si l’homme a probablement inventé le langage pour raconter des histoires (3), on sait de façon certaine qu’il a inventé l’écriture pour tenir une comptabilité. L’homme et la comptabilité, c’est une longue histoire.
Mais vous allez me dire que je triche en faisant des détours par l’histoire, et que je n’ai même pas défini mon sujet. Alors en effet, qu’est-ce que la comptabilité ? La comptabilité, c’est le langage qui permet de consigner les transactions entre les hommes. A partir de cette définition, on peut mieux comprendre les trois niveaux d’amour de la comptabilité.
Le premier niveau, c’est donc celui des signes eux-mêmes : les nombres. Ceux qui détestent la comptabilité doivent se poser la question : quelle part de leur détestation vient de leur amour même ? Tels ces tueurs d’homosexuels, dont on découvre qu’ils avaient eux-mêmes plus que des tendances… Alors, assumons notre côté geek, amoureux des chiffres, et profitons-en.
Au-delà de la fascination qu’ils peuvent exercer, les nombres ont un autre intérêt. C’est leur universalité. Grâce à quoi, le comptable peut voyager et être employable partout. Moi-même, étudiant à HEC, je désirais voyager. Quand j’ai compris que la majeure « Affaires internationales » que je convoitais était assez « légère en contenu », je me suis dirigé vers la majeure « Comptabilité », dont la matière, par son côté universel, m’a permis d’avoir le début de carrière international que je souhaitais : Angleterre, France, Etats-Unis, Gabon… Inutile de dire l’enrichissement humain que cette expérience m’a procuré.
S’arrêter aux chiffres, c’est faire l’idiot
Mais, quand on parle de comptabilité, s’arrêter aux chiffres, c’est faire l’idiot à qui l’on montre la Lune et qui regarde le doigt. Le deuxième niveau d’amour de la comptabilité est bien plus important : c’est la dimension « transcription des transactions ». En effet, il s’agit d’une activité absolument créative, puisque le comptable est confronté à une transaction et qu’il doit trouver un moyen de la transcrire. Cette transcription n’est pas à destination de lui-même (il pourrait alors utiliser n’importe quel langage), mais des autres, voire de la postérité. Il doit donc utiliser un langage qui soit compris du plus grand nombre.
La mondialisation a d’ailleurs révélé la nécessité d’un langage universel, qui est en train d’aboutir, avec ses espoirs et ses difficultés. Car si l’on voit bien l’avantage d’un langage unique, la langue que l’on retient, c’est celle des vainqueurs. La définir, c’est prendre le pouvoir, car la langue emporte avec elle bien plus que ce que l’on voit au premier regard.
En disant, la comptabilité fait
On pourrait croire que la langue est neutre, et d’ailleurs, les IFRS ont un objectif de neutralité. Mais le thermomètre, avec sa température propre, modifie celle du milieu que l’on cherchait à mesurer. De même, la comptabilité modifie la réalité qu’elle cherche à décrire. C’est ce qu’on appelle sa performativité : en disant, elle fait. Si le comptable dit que la société a fait une perte, elle l’a faite. Tant qu’il ne s’est pas prononcé, ce n’est pas le cas. Quelle responsabilité !
Grâce au pouvoir propre au langage, le comptable a donc un rôle important dans la résolution de problèmes. En fonction de la façon dont une transaction sera décrite, elle sera perçue différemment. Quand Jules César raconte sa victoire à Alésia, les rivières que son armée a dû franchir deviennent des fleuves impétueux et l’oppidum gaulois bien plus imposant. Pas étonnant qu’on ait du mal à retrouver le site ! Le comptable doit constamment résoudre ce problème : comment décrire la transaction, de façon à être compris, tout en restant fidèle à la réalité ? Comment le faire, sachant que la description n’est pas sans effet ? Faut-il consolider cet actif ? Le contrat de location est-il opérationnel ou financier ? La résolution de problèmes est un sujet passionnant et à fort enjeu.
Mais la comptabilité est aussi soumise à des contraintes : comment produire cette représentation de la réalité plus vite et à moindre coût ? Le comptable se fait architecte des systèmes d’information, toujours à la pointe de la technologie. Le scribe accroupi du Musée du Louvre nous évoque un homme serein, au sommet de son art. Luca Pacioli, mathématicien, a posé les bases de la comptabilité moderne dans un ouvrage qui visait à résumer l’ensemble des connaissances mathématiques de son époque (4). Blaise Pascal a inventé la première machine à calculer pour aider son père, fermier général (5). La société IBM, longtemps à la pointe de la technologie et longtemps première capitalisation boursière mondiale, a dû son succès à ses machines de mécanographie et à son client, la sécurité sociale. Les comptables ont mis en place les ERP, grands systèmes intégrés de la fin du XXe siècle, et leur corollaire, les centres de services partagés, qui sont l’aboutissement d’une vision taylorienne du travail. Comme dans tous les métiers, les tâches peu qualifiées ont été automatisées, le comptable faisant de la saisie a pratiquement disparu. Mais les comptables architectes sont plus que jamais nécessaires, pour organiser l’arrivée d’une nouvelle génération de systèmes, accessibles de n’importe où, sur n’importe quel appareil et produisant un reporting vraiment à la demande. On recrute !
Car au fond, ce qui passionne dans la comptabilité, ce ne sont pas les chiffres eux-mêmes, ni la résolution des problèmes techniques ou même la conception des architectures, mais bien les hommes. La solution que l’on a trouvée, il faut la promouvoir. Le changement que l’on a conçu, il faut l’accompagner. La comptabilité est fondamentalement une aventure humaine. Retranscrire les transactions entre les hommes, c’est être l’écrivain de l’entreprise. Il faut trouver son style et raconter l’histoire.
Le troisième niveau, c’est donc mettre sa compétence au service des autres. Comme son nom l’indique, on peut compter sur le comptable, et c’est une satisfaction pour les deux parties. De plus, le comptable est souvent amené à partager son savoir, ce qui fait de lui un formateur naturel. Or, partager le savoir, c’est le multiplier, et c’est toujours un plaisir.
Enfin, quand on a la chance d’en faire son métier, de créer son entreprise et de vivre cette grande aventure, comme c’est mon cas depuis 15 ans, vous comprendrez qu’on soit passionné !
- J’ai entendu Claude Bébéar, alorsprésident d’AXA, déclarer lors d’une table ronde sur les IFRS : « les comptables sont des poètes ». Je propose ici l’inverse.
- Il s’agit bien sûr d’un biland’ouverture : la guerre de Troie n’a pas encore eu lieu.
- Voir les travaux de BernardVictorri. Et en particulier la vidéo http://www.les-ernest.fr/lorigine-du-langage/
- Summade arithmetica, geometria, de proportioni et de proportionalita, Venise, 1494.
- Les fermiers généraux étaient desfinanciers du Roi, percepteurs des impôts.
Cet article a été publié dans le numéro 342 (septembre 2016) de la revue finance&gestion.
Cet article a également été publié sur Vox-Fi le 3 octobre 2016, le 11 février 2019 et le 31 décembre 2019.
Vos réactions
Merci pour ce beau texte, que je vais diffuser en introduction à mes cours en face (en citant mes sources bien entendu !)
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Bravo Christophe
Super article
On sens que vous avez eu de bons professeurs…..
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La compta est de en plus complexe de nos jours mais surtout de plus en plus attirantes car elle apporte beaucoup de chose à l’entreprise
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C’est bien pour cela que l’on écrit dans des « grands livres » c’est parce qu’on écrit l’Histoire de l’entreprise. On a un peu perdu l’étymologie du mot à cause de la dématérialisation de toutes nos « histoires ». La profession devrait se pencher sur le nom de notre métier et penser à nous faire appeler « historien » ou encore « conteur » plutôt que compteur au sens du chiffre.
merci pour cet article !
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