7. La diversification

Pourquoi Antonio est-il assez fou pour écrire ce contrat de prêt ? On touche ici un des enseignements les plus pointus de la pièce. En fait, Antonio est heureux d’écrire la clause d’indemnité parce qu’il estime ne courir absolument aucun risque. Motif : il a parfaitement diversifié ses actifs :

J’en rends grâces au sort ; toutes mes espérances ne sont pas aventurées sur une seule chance, ni réunies en un même lieu ; et ma fortune entière ne dépend pas des événements de cette année. Ce ne sont donc pas mes marchandises qui m’attristent. (Acte I, scène 1)

Si chaque bateau a une chance sur 20 de couler, et si le risque de tempête est indépendant d’un lieu à l’autre, la diversification par bonne répartition spatiale est une couverture efficace. Si l’armateur a beaucoup de bateaux, la loi des grands nombres lui assure que la perte finale, « perte certaine » dira-t-on, sera de 5% du capital.

Comme un bateau est un bien capital très onéreux, que les larges sociétés de capitaux n’existaient pas encore, il était impossible à l’armateur personne physique, si riche fût-il, de disposer d’une flotte qui s’auto-assure uniquement par diversification. D’où l’invention dès cette époque – en fait, cela remonte à l’Antiquité romaine – des sociétés par actions à capital fermé. Chaque armateur prenait une petite part de chaque bateau, laissant l’un d’entre eux en avoir la part majoritaire et la gestion. Une même masse de capitaux pour un individu donné permettait d’obtenir, par le jeu de multiples participations minoritaires, la diversification souhaitée.

L’assurance maritime est aussi née à cette époque : si chaque armateur accepte de payer une prime sur la valeur de son unique bateau (de 5% dans notre exemple), et que l’assureur a un portefeuille de clients suffisamment large, voici l’armateur couvert même s’il ne possède qu’un unique bateau.

Le coût de 5% étant quasi-certain dans notre hypothèse, il n’est plus à proprement parler un élément de risque du point de vue de l’investisseur diversifié, pas bien sûr pour le malheureux marin dont le bateau coule.

 

8. La corrélation, le vrai risque

Mais voici : les risques météo d’une région à l’autre ne sont pas indépendants. S’il y a corrélation entre la météo du côté de la Sardaigne et celle du côté de Palerme, alors l’armateur vénitien ne diversifie qu’improprement son risque à avoir des bateaux sagement répartis dans les deux endroits. La loi des grands nombres ne joue plus. Le vrai risque donc, c’est la corrélation et non le risque spécifique qui s’attache à chaque bateau, ce qui nous rapproche de la théorie moderne du portefeuille. La prime de risque n’est plus le 5% de perte certaine, mais ce 5% modulé, à la hausse ou à la baisse, par la façon dont les eaux traversées par le bateau sont liées au risque météo global. Le risque, c’est la corrélation et non la volatilité (l’écart-type). Ce bêta d’Antonio avait dû sécher son cours de finance.

Extrapolant quelque peu ici ce qu’a pu écrire Shakespeare, ce ne serait que justice de lui attribuer à titre posthume le Nobel qu’ont reçu Markowitz, Miller et Sharpe en 1990 pour leur apport à la théorie du risque.

 

9. Pourquoi les autorités de Venise laissent-elles s’exécuter une clause si terrible ?

On a vu plus haut qu’elle n’était pas si abusive que cela. Mais surtout, le texte de Shakespeare est très clair, c’est la stabilité juridique et donc la réputation de la place financière de Venise qui est en jeu. Les contractants ont-ils souscrit en connaissance de cause ? Oui. Y a-t-il dol, malfaçon, mauvaise information, incapacité des signataires ? Non. Ergo, la loi des contrats s’applique.

« Le duc ne peut refuser de suivre la loi : retrancher aux étrangers les sûretés dont ils jouissent à Venise serait une injustice contre l’État. » (Acte II, sc. 3)

Plus tard dans la pièce, le juge appelé à trancher dans l’affaire dit :

« Cela ne doit pas être ; il n’est point d’autorité à Venise qui puisse changer un décret établi. Cela deviendrait un précédent, et on se prévaudrait de cet exemple pour introduire mille abus dans l’État. » (Acte IV, sc. 1)

La république d’Argentine a renié sous la présidence Kirchner sa dette alors qu’elle avait omis d’y inscrire une clause (dite collective action clause) permettant à une majorité qualifiée de créanciers d’en accepter la restructuration, acquise dans ce cas précis, et de l’imposer au reste des créanciers. Un fonds vautour s’est faufilé parmi les créanciers et a attaqué l’Argentine. Le juge de New-York, soucieux de la réputation de Wall Street, n’a pu que juger en droit et le fonds a gagné, si immoral qu’était le cas.

 

10. L’antisémitisme

Pourquoi ce dernier point ? A-t-il une dimension financière ? Précisément oui. Il était certes difficile d’éviter que deux religions aux racines si proches ne se frottent pas un peu, au détriment de celle mise en minorité. Mais les historiens ont de bons arguments pour attribuer partie de l’antisémitisme chrétien médiéval à cette simple question financière de l’intérêt. Disons que les rois chrétiens trouvaient leur avantage à faire respecter l’interdit à la lettre : il était commode de reléguer une partie de la population à cet indispensable rôle de crédit financier, en érigeant des barrières autour d’elle et en stigmatisant la fonction. Cela rabaissait le coût de leurs emprunts. Le terme de ghetto vient de ce quartier de Venise où la population juive était reléguée.

Mais cette sotte décision allait avoir des conséquences profondes. Elle laissait aux juifs le monopole des métiers de la banque. Or, la finance, même dans ce monopole dégradé, reste une industrie de service très complexe, très subtile, reposant fortement sur des réseaux de confiance. Elle implique l’accès à la culture écrite, à la comptabilité (née autour de cette époque), aux sciences du chiffre, au droit des contrats, etc. Le juif n’avait pas le droit de posséder la terre, mais se rattrapait par le privilège de l’accès à la haute culture et à la transmission entre générations. Il allait payer lourdement ce privilège, car suscitant envie parmi les populations chrétiennes, puis ressentiment et persécution. L’antisémitisme chrétien le plus virulent date de cette époque. Le christianisme d’avant, ou encore l’islam jusqu’à une date récente, étaient plus débonnaires.

 

11. « Le marchand de Venise » est-il une comédie ou une tragédie ?

Shakespeare concevait cette pièce comme une comédie, avec quelques retournements dignes du théâtre de boulevard. Mais la puissance du texte et le sort fait à Shylock conduisent tout aussi bien à la tragédie. Car il faut, nous écartant du simple commentaire financier, comprendre le ressentiment de Shylock devant le mépris du généreux Antonio. Voici sa tirade dans l’acte II, scène 3 :

« Seigneur Antonio, […] vous m’avez appelé mécréant, chien de coupe-gorge, et vous avez craché sur ma casaque de juif, et tout cela parce que j’use à mon gré de mon propre bien. Maintenant il paraît que vous avez besoin de mon secours. […] Vous venez à moi alors et vous dites : « Shylock, nous voudrions de l’argent. » […] Vous m’avez repoussé du pied, comme vous chasseriez un chien étranger venu sur le seuil de votre porte. […] Ne devrais-je pas vous répondre : « Un chien a-t-il de l’argent ? Est-il possible qu’un roquet prête trois mille ducats ? » Ou bien irai-je vous saluer profondément, et dans l’attitude d’un esclave, vous dire d’une voix basse et timide : « Mon beau monsieur, vous avez craché sur moi mercredi dernier, vous m’avez donné des coups de pied un tel jour, et une autre fois vous m’avez appelé chien ; en reconnaissance de ces bons traitements, je vais vous prêter tant d’argent ? » (Acte I, sc. 3)

C’est pour cela qu’il ne demande pas d’intérêt sur son prêt, qu’il respecte l’interdit chrétien, mais qu’il veut le prix propre à racheter le mépris, au vrai le prix d’une dette inextinguible. Antonio lui répond de la même eau :

« Je suis tout prêt à t’appeler encore de même, à cracher encore sur toi, à te repousser encore de mon pied. Si tu nous prêtes cet argent, ne nous le prête pas comme à des amis, […], mais le prête plutôt ici à ton ennemi. » (ibid.)

Shylock est seul contre tous. Même sa fille, Jessica, le fuit par amour pour son jeune Vénitien, mais n’oublie pas, ironie douteuse faite pour rappeler de quoi est fait son sang, de veiller à emporter bijoux et cassette de ducats. Pressée par son amoureux Lorenzo de venir, elle répond : « Je vais fermer les portes et me dorer encore de quelques ducats de plus, je suis à vous dans le moment. » (Acte II, scène 6). Pire, elle se fait accusatrice de son père. La loi familiale est rompue.

On sait la suite : sa demande d’une livre de chair, légitime selon la loi vénitienne des contrats, se brise sur l’obstacle des chicaneries d’un juge astucieux (en fait, la belle Portia déguisée), ergotant à peu près ainsi : « Une livre de chair, oui ! mais pas une goutte de sang avec, n’est-ce pas ? » Sinon, il s’agit d’une atteinte à la loi punissant de mort le juif qui verserait le sang d’un citoyen de Venise.

Et le pauvre Shylock en rabat. Il accepte d’oublier ses ducats, se fait prendre la moitié de sa fortune, le reste devant aller à doter sa fille qui l’a trahi. Et doit, humiliation suprême, accepter la conversion.

On ne sait si le public de l’époque, arrivé ce moment de la pièce, continuait à rire. Car Shakespeare est incertain sur le vrai sens de sa pièce. Voici les mots qu’il prête à Shylock, tout à sa démesure envers Antonio :

« Pour quelle raison, cela ? Parce que je suis un juif. Un juif n’a-t-il pas des yeux ? Un juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des proportions, des sens, des affections, des passions ? Ne se nourrit-il pas des mêmes aliments ? Sujet aux mêmes maladies ? Réchauffé par le même été et glacé par le même hiver qu’un chrétien ? Si vous nous piquez, ne saignons-­nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous outragez, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous dans tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en ce point : si un juif outrage un chrétien, quelle est la modération de celui-ci ? La vengeance. Si un chrétien outrage un juif, comment doit-il le supporter, d’après l’exemple du chrétien ? En se vengeant. Je mettrai en pratique les scélératesses que vous m’apprenez ; et il y aura malheur si je ne surpasse pas mes maîtres. » (Acte III, sc. 1)

On doit soupçonner qu’écrivant sa pièce, Shakespeare obéissait aux préjugés antisémites de son temps. Mais qu’au fil de la plume, lui qui devinait tout de l’âme humaine, s’aperçoit du caractère profondément tragique de la figure de Shylock et quitte son divertissement. Au fond, il y a rédemption de l’antisémite au travers de cette pièce, ce qui la rend fascinante.

Car voici, imaginons-le, la fin tragique que pouvait donner Shakespeare à son texte, jusqu’à faire du Marchand de Venise une œuvre atteignant le vertige du Roi Lear ou de Macbeth. Shylock, acculé, répond crânement. Il exige quand même la livre de chair. Il fait comme Don Juan qui, lucide, va pour serrer la main mortelle du Commandeur. Du sang s’écoule. Le châtiment tombe. Et en voilà à jamais.

 

Cet article a déjà été publié le 9 janvier 2019 par le site Variances.