Parution originale dans la Revue Française de Comptabilité, revue N°462, février 2013. Cet article a également déjà été publié sur Vox-Fi le 22 mars 2013.

L’utilisation dans la communication d’indicateurs financiers qui sont des soldes non définis par les normes comptables est fréquente. Elle a son utilité, à condition de ne pas donner lieu à des erreurs ou des abus. L’EBITDA, par exemple, est apprécié par certains utilisateurs, mais d’autres sont très réticents. Le terme est très souvent utilisé à tort, et le chiffre publié sous ce nom n’est pas un EBITDA, il s’apparenterait plutôt à un EBE. Les normalisateurs comptables estiment que ce n’est pas de leur ressort et les régulateurs qui ont tenté d’en encadrer l’usage doivent encore faire des efforts.

Les soldes non comptables (en anglais « non-GAAP measures »), comprennent des niveaux de résultats intermédiaires d’un montant supérieur au résultat net, utilisés dans la communication et l’information financière, ainsi qu’à des fins d’évaluation d’entreprises.
Ces indicateurs sont très utilisés et sans doute utiles. Néanmoins, le fait qu’il ne s’agit pas de soldes comptables officiels conduit à des dérives. En les utilisant de façon incorrecte dans leur communication, certains préparteurs prennent des libertés avec la sincérité de l’information financière. On prendra des exemples de cas avérés d’abus d’utilisation de l’indicateur le plus connu, l’EBITDA (Résultat avant frais financiers, impôts et amortissements).

Critiques adressées aux indicateurs non comptablement normés

Si des soldes non définis par les normalisateurs sont appréciés pour la communication financière, on peut a priori penser qu’ils correspondent à un besoin, tant pour les préparateurs des comptes que pour les utilisateurs et qu’ils véhiculent une information pertinente qui, sans eux, ne serait pas fournie. Au demeurant, les nomes comptables IFRS, relativement souples quant à la présentation des comptes, n’interdisent pas leur inclusion dans le compte de résultat.

Les régulateurs de marché se montrent plus exigeants que les normalisateurs. Ils souhaitent en encadrer l’usage. La SEC aux Etats-Unis réprime les abus et le CESR (en son temps), ainsi que l’AMF ont émis des recommandations à cet égard.

Très utilisé dans le cadre des acquisitions d’entreprises – les prix étant souvent exprimés en multiples d’EBITDA – et dans les communiqués de presse faits par les entreprises, celui-ci n’est pourtant pas universellement apprécié par les investisseurs : l’un de ceux-ci, parmi les plus performants, est Warren Buffet, président de la holding Berkshire Hathaway. Voici ce qu’il a écrit en 2000 et 2002 à ses actionnaires : « Les références à l’EBITDA nous font trembler ; est-ce que les dirigeants croient que c’est une bonne fée qui paie leurs investissements (capex) ? Nous sommes très soupçonneux à l’égard d’une méthode comptable vague ou peu claire, car cela veut souvent dire que les dirigeants ont quelque chose à cacher… Claironner son EBITDA est une pratique particulièrement pernicieuse. Agir ainsi implique que l’amortissement n’est pas vraiment une charge, étant donné qu’il est sans décaissement. Cela est absurde. En réalité, c’est une charge peu attrayante parce que la sortie de trésorerie qu’elle représente a été décaissée d’avance, avant que l’actif acquis n’ait délivré aucun avantage à l’entreprise. Imaginez, si vous voulez, qu’au début de cette année vous payiez tous les salaires pour les dix prochaines années (de la même façon que vous paieriez une immobilisation qui serait utilisée pendant 10 ans). Les neuf années suivantes, les salaires seraient une charge « sans décaissement », une réduction de l’actif représenté par les salaires payés d’avance cette année. Est-ce que quelqu’un oserait prétendre que la comptabilisation des charges dans les années 2 à 10 est une simple formalité comptable ? ».

Cette mise en garde de Warren Buffet ne peut être sous-estimée. Certains ont en outre critiqué la prolifération de ces soldes intermédiaires (pas seulement l’EBITDA) qui se situent quelque part entre le chiffre d’affaires et le résultat net, le curseur s’arrêtant précisément à l’endroit où la performance de l’entreprise apparait sous son jour le plus favorable. Un humoriste comptable – cela existe – a dit un jour que le chiffre d’affaires est un « résultat avant déduction de toutes les charges » et que les soldes intermédiaires sont généralement des « résultats avant les mauvaises nouvelles ». Ces boutades contiennent un fond de vérité.

Quelles que soient ces critiques, il faut se rendre à l’évidence, ces indicateurs, et en particulier l’EBITDA, sont bien présents dans la communication financière. Il est donc important de bien les comprendre et de promouvoir la nécessité de les employer correctement.

Earnings before Interest, Tax, Depreciation and Amortization (EBITDA)

Ce solde peut se calculer de deux manières : en partant “du haut” (de façon soustractive) ou en partant “du bas” (de façon additive). C’est sur cette seconde méthode que l’on va raisonner. Ce solde est calculé en ajoutant au résultat net comptable trois éléments : l’impôt sur les bénéfices (tax), les frais financiers (interest) et les dotations aux amortissements (depreciation and amortisation). S’il n’est pas défini explicitement par les normes comptables, il l’est indirectement, dans la mesure où chacune de ces composantes est définie. Pourtant, en pratique, son utilisation est souvent incorrecte, abusive et opportuniste. Chacun se rappelle par exemple l’affaire Vivendi. Faute de pouvoir suffisamment « gérer » le résultat, des entreprises auront tendance à essayer de flatter l’EBITDA qui, par le biais de la communication financière, tente de rehausser la performance par rapport à l’information financière véhiculée par les comptes.

Le point de départ est donc le résultat (« earnings » en anglais). Bien que ce terme d’« earnings » soit davantage financier que comptable, le fait qu’il est utilisé dans une norme comptable officielle, IAS 33, (résultat par action, « earnings per share ») ne laisse planer aucun doute ; il s’agit bien du résultat net (« profit & loss »), mais pas du résultat global (« comprehensive income »).

Que peut-on (et doit-on) ajouter au résultat net pour calculer l’EBITDA ? On laissera de côté la partie « frais financiers » (« interests »), bien qu’elle ne soit pas exempte de problèmes, pour dire un mot de la partie « impôts », mais surtout pour développer la partie « amortissement », qui est de loin la plus problématique.

L’impôt sur les résultats

Ce qu’on entend par impôt, c’est, en normes IFRS, l’impôt sur les résultats tel qu’il est défini et comptabilisé selon IAS 12. Cela n’inclut pas toutes les contributions payées à l’Etat, mais il y a des cas où le doute est permis, quant à savoir si un contribution particulière relève, ou pas, d’IAS 12… Plus IAS 12 contiendra d’impôts et taxes, meilleur s’en trouvera l’EBITDA. Ainsi, lorsqu’en France la taxe professionnelle (qui n’était pas traitée selon IAS 12) a été remplacée par deux impôts, on s’est posé la question de savoir si l’un d’entre eux, la CVAE, ne relevait pas d’IAS 12. Cette demande émanait d’entreprises qui voyaient un intérêt à améliorer leur EBITDA et s’inspirait par analogie de traitements plus ou moins similaires à l’étranger, notamment en Allemagne et en Italie. L’ANC n’a pas pu trancher (de toute façon sa recommandation n’a que valeur de doctrine en matière d’IFRS), et on se trouve en France devant deux traitements différents au choix des entreprises. Les EBITDA ne sont donc pas comparables, sauf si les entreprises fournissent aux utilisateurs de l’information les précisions permettant d’effectuer les retraitements nécessaires.


L’amortissement

Contrairement aux apparences dues à une subtilité de la langue anglaise, « depreciation and amortization » sont une seule et même chose, l’amortissement, sauf que le premier porte sur les immobilisations corporelles et le second sur les immobilisations incorporelles, alors que la langue française, à juste titre, n’utilise qu’un mot puisque le concept est le même dans les deux cas.
En tous cas « depreciation », mot anglais ne veut pas dire « dépréciation » en français, dont l’équivalent anglais est « impairment ». En conséquence, aucune provision pour dépréciation (« impairment ») ne peut être rajoutée au résultat pour calculer l’EBITDA, et pas davantage évidemment les provisions « de passif », c’est-à-dire les provisions pour risques et charges (en anglais « provisions »). L’EBITDA, bien qu’il soit un solde non normé, doit être, en toute logique, cohérent avec le référentiel comptable appliqué par l’entreprise et auquel il emprunte ses composantes.

A notre avis, une société qui établit ses comptes en IFRS doit respecter à la lettre dans sa communication financière et l’usage qu’elle fait de l’EBITDA, la nature comptable de ses composantes telle qu’elle découle des IFRS. Faire autrement constitue de la désinformation. A la rigueur, si elle ne respecte pas cette stricte définition, une entreprise pourra utiliser le terme EBITDA, mais en le qualifiant, par exemple : « EBITDA ajusté de tel ou tel élément ». C’est ce qu’exige la SEC. Mais si une telle information peut être qualifié de sincère, l’entreprise aura quand même à justifier en quoi l’EBITDA ajusté apporte une information supérieure à l’EBITDA pur.

Incidence du traitement du goodwill

La déviance potentiellement la plus importante concerne le goodwill (écart d’acquisition).
Compte tenu de la conjoncture, de nombreuses entreprises sont ou vont être amenées à déprécier leurs goodwills, qui, en normes IFRS, ne s’amortissent plus. Lorsque le goodwill s’amortissait, l’amortissement était réintégré dans le calcul de l’EBITDA et donc sans incidence sur celui-ci. Désormais l’impairment du goodwill, qui est une dépréciation et non un amortissement, ne peut plus être rajoutée au résultat pour calculer l’EBITDA. Les entreprises qui publient un chiffre désigné comme EBITDA dans lequel la dépréciation du goodwill est rajoutée au résultat net ne publient pas en fait un EBITDA, mais un « EBITDA ajusté de la dépréciation du goodwill ». Sans cette précision, le chiffre est faux et trompeur, et la différence peut être très significative.

Pour preuve le communiqué de presse d’Arcelor Mittal du 21 décembre 2012 sur ses résultats du 4e trimestre 2012. En voici des extraits : « Arcelor Mittal a annoncé ce jour qu’il va déprécier le goodwill de ses activités européennes d’environ 4,3 milliards de $. Ceci fait suite à la finalisation de son test annuel de dépréciation du goodwill, tel qu’exigé par les normes comptables IFRS.
La dépréciation prendra la forme d’une charge sans incidence sur la trésorerie qui sera comptabilisée au 4e trimestre 2012…
Les indicateurs clés, tels que la dette nette et l’EBITDA, ainsi que le respect des covenants d’endettement, ne sont pas affectés par cette dépréciation ».
On ne peut dire plus clairement qu’Arcelor Mittal publie un EBITDA majoré de 4,3 milliards de $, par rapport à ce qu’il est réellement. Il commet, sciemment ou pas, une erreur en traitant la dépréciation du goodwill comme s’il s’agissait d’un amortissement; La société présente ce solde comme un EBITDA, ce qu’il n’est pas au regard du fait que les comptes sont publiés en IFRS, de la définition de l’EBIDTA, et du fait que la dépréciation du goodwill n’est pas un amortissement. On néglige souvent la différence fondamentale entre amortissement et dépréciation. Le premier est la répartition d’un coût sur une la durée d’utilisation d’un bien. Ce n’est pas un concept basé sur la valeur : on amortit même les biens dont la valeur augmente. La seconde est la constatation d’une perte de valeur. Certes, le goodwill est un actif particulier, mais rien ne laisse penser que cette distinction ne vaut pas comme pour les autres actifs. Lorsque l’IASB a décidé d’abandonner l’amortissement du goodwill pour la dépréciation, il a abondamment justifié sa décision dans les bases de conclusions d’IAS 36 ; Il faut en tirer toutes les conséquences.

Il est aussi fait état du fait que cette charge n’a pas d’incidence sur la trésorerie, ce qui est vrai de toutes les « charges calculées » et n’est pas pertinent dans ce débat. Pour la trésorerie, il existe un état financier adapté, l’état de flux de trésorerie. Si l’écriture de dépréciation du goowill ne représente pas un cash flow négatif, elle constate que des cash flows positifs que l’on s’attendait à recevoir dans l’avenir ne seront pas reçus : elle traduit donc une diminution des cash flows positifs attendus. L’affirmation de Mittal (charge sans incidence sur la trésorerie) est donc très critiquable : la trésorerie future en sera affectée, cette affirmation rappelle fâcheusement celle faite il y a quelques années par Vivendi dans des circonstances analogues.

Arcelor Mittal n’est qu’un exemple. Beaucoup d’entreprises, en tous cas européennes, traitent la dépréciation du goodwill comme un amortissement et affirment donc que l’EBITDA n’est pas touché par cette dépréciation. Apparemment, elles n’ont pas compris ou n’ont pas voulu accepter que la modification du traitement du goodwill, passant de l’amortissement à la dépréciation n’était pas de pure forme, mais au contraire fondamentale. En fait, ils ne publient pas l’EBITDA, contrairement à ce qu’ils affirment, mais un chiffre voisin d’un solde bien défini par les règles françaises, l’EBE ou excédent brut d’exploitation.

L’EBE n’est pas l’EBITDA

La normalisation comptable française a une longue tradition de mise en lumière des soldes intermédiaires de gestion, qui sont d’ailleurs très précisément définis. Parmi eux, celui qui est souvent confondu avec l’EBITDA est l’EBE (excédent brut d’exploitation).
Le Vernimmen, référence importante de l’analyse financière française, les comparait dans ses éditions anciennes, disant en substance que l’EBE peut être rapproché de l’EBITDA anglo-saxon. Dans les éditions les plus récentes (2012 et 2013), les références à l’EBITDA ont disparu (sauf dans l’index alphabétique), les développements sur l’EBE étant évidemment maintenus. Selon le Vernimmen, les provisions (pour dépréciation et pour risques), à l’exception toutefois des provisions pour dépréciation de actifs circulants, doivent être rajoutées au résultat pour calculer l’EBE. Ainsi Arcelor Mittal et les autres nombreux groupes qui font de même, ont suivi la doctrine du Vernimmen pour calculer un solde, qui est un EBE et non pas un EBITDA.

La multiplication d’une erreur n’en fait pas une vérité. Il y a sans doute eu au départ une erreur de traduction, favorisée par les faux-amis, et par le fait qu’inconsciemment on lit ce qu’on a envie de lire. Chacun devrait pourtant savoir, depuis que les IFRS ont été traduites en français, que « depreciation » (mot anglais) veut dire amortissement en français.

L’influence indirecte de l’EBITDA dans les débats comptables

L’EBITDA est devenu si important dans la communication financière que les entreprises se préoccupent de l’incidence qu’une future norme aura sur l’EBITDA avant de donner leur avis sur le projet. Ainsi, le projet de l’IASB sur les contrats de location déplait parce qu’il augmente l’endettement, mais plait parce qu’il améliore l’EBITDA. Indirectement l’EBITDA entre ainsi dans le débat sur les normes comptables elles-mêmes. Lorsqu’une entreprise a le choix entre plusieurs méthodes comptables sans incidence sur le résultat net, elle choisira plus volontiers celle qui améliore l’EBITDA.

Conclusions

On aura compris que le concept même d’EBITDA ne plait pas à tous les investisseurs (voir Warren Buffet) même s’il convient à d’autres.

On a vu également que la rigueur dans l’application du concept laisse souvent à désirer et perpétue des erreurs pouvant conduire dans des cas extrêmes, mais trop fréquents, à de la désinformation.

Qui doit agir ? Les normalisateurs sont réticents et refusent par principe de s’occuper de ces soldes non comptables (« non-GAAP measures »). Les régulateurs, tant au Etats-Unis qu’en Europe, ont parfois réglementé et sanctionné, ou émis des recommandations mais, en tous cas sur notre continent, la sévérité ne semble pas avoir été suffisante.

Il serait naïf de compter sur des codes de bonne conduite et d’autodiscipline en la matière et l’usage de ces soldes alternatifs n’est pas près de s’éteindre. Les normalisateurs et les régulateurs ne doivent pas se voiler la face. Ils doivent agir. Il y va de la crédibilité de la communication financière.