Turgot avait tout dit ou presque dès 1766, soit 10 ans avant Adam Smith, à propos de la formation du taux d’intérêt et de sa relation avec le rendement du capital et du prix des titres financiers à revenu fixe. Ceci dans son ouvrage économique majeur : « Réflexions sur la formation et la distribution des richesses », disponible sur internet grâce à Wikesource.

 

En particulier, trois notions qui, de mon expérience, ne sont pas simples ni à comprendre ni à faire comprendre :

 

1. Que le taux de rendement ou coût du capital (selon qu’on prenne le point de vue de l’investisseur ou de l’entreprise) dépend du risque associé. Le taux d’intérêt (qui assure un revenu fixe, indépendant de la profitabilité de l’investissement sauf cas de défaut) doit alors être plus faible.

Lisons-le (le soulignement et les crochets sont de moi) :

J’ai compté cinq manières différentes d’employer les capitaux ou de les placer d’une manière profitable. La première est d’acheter un fonds de terre qui rapporte un certain revenu. La seconde est de placer son argent dans des entreprises de culture en affermant des terres dont les fruits doivent rendre, outre le prix du fermage, l’intérêt des avances et le prix du travail de celui qui consacre à leur culture ses richesses et sa peine. La troisième est de placer son capital dans des entreprises d’industrie et de fabriques. La quatrième est de le placer dans des entreprises de commerce. Et la cinquième, de le prêter à ceux qui en ont besoin, moyennant un intérêt. […]

Il est évident que les produits annuels qu’on peut retirer des capitaux placés dans ces différents emplois sont bornés les uns par les autres, et tous relatifs au taux actuel de l’intérêt de l’argent.

  • LXXXIV. — L’argent placé en terre doit rapporter moins. Celui qui place son argent en achetant une terre affermée à un fermier bien solvable se procure un revenu qui ne lui donne que très-peu de peine à recevoir, et qu’il peut dépenser de la manière la plus agréable en donnant carrière à tous ses goûts. Il a de plus l’avantage que la terre est de tous les biens celui dont la possession est le plus assurée contre toute sorte d’accidents.
  • LXXXV. — L’argent prêté doit rapporter un peu plus que le revenu des terres acquises avec un capital égal. Celui qui prête son argent à intérêt jouit encore plus paisiblement et plus librement que le possesseur de terre ; mais l’insolvabilité de son débiteur peut lui faire perdre son capital. Il ne se contentera donc pas d’un intérêt égal au revenu de la terre qu’il achèterait avec le même capital. L’intérêt de l’argent prêté doit donc être plus fort que le revenu d’une terre achetée pour le même capital, car si le prêteur trouvait à acheter une terre d’un revenu égal, il préférerait cet emploi.
  • LXXXVI. — L’argent placé dans les entreprises de culture, de fabrique et de commerce, doit rapporter plus que l’intérêt de l’argent prêté. Par une raison semblable, l’argent employé dans l’industrie ou dans le commerce doit rapporter un profit plus considérable que le revenu du même capital employé en terres ou l’intérêt du même argent prêté ; car ces emplois exigeant, outre le capital avancé, beaucoup de soins et de travail, s’ils n’étaient pas lucratifs, il vaudrait bien mieux se procurer un revenu égal dont on pourrait jouir sans rien faire. […]

 

2. Que les coûts du capital sont reliés entre eux, dans une proportion qui dépend du risque. Une hausse du coût du capital provoque une hausse du taux d’intérêt, par une relation d’arbitrage. En termes modernes, cela ressemble au CAPM.

  • LXXXVII. — Cependant les produits de ces différents emplois se limitent les uns par les autres, et se maintiennent malgré leur inégalité dans une espèce d’équilibre. Les différents emplois des capitaux rapportent donc des produits très-inégaux ; mais cette inégalité n’empêche pas qu’ils n’influent réciproquement les uns sur les autres, et qu’il ne s’établisse entre eux une espèce d’équilibre. […] Je suppose que tout à coup un très-grand nombre de propriétaires de terres veuillent les vendre : il est évident que le prix des terres baissera, et qu’avec une somme moindre on acquerra un plus grand revenu. Cela ne peut arriver sans que l’intérêt de l’argent devienne plus haut ; car les possesseurs d’argent aimeront mieux acheter des terres que de le prêter à in intérêt qui ne serait pas plus fort que le revenu des terres qu’ils achèteraient. Si donc les emprunteurs veulent avoir de l’argent, ils seront obligés d’en payer un loyer plus fort. Si l’intérêt de l’argent devient plus haut, on aimera mieux le prêter que de le faire valoir, d’une manière plus pénible et plus risquable, dans les entreprises de culture, d’industrie et de commerce, et l’on ne fera d’entreprises que celles qui rapporteront, outre les salaires du travail, un profit beaucoup plus grand que le taux de l’argent prêté.

En un mot, dès que les profits résultant d’un emploi quelconque augmentent ou diminuent, les capitaux s’y versent en se retirant des autres emplois, ou s’en retirent en se versant sur les autres emplois ; ce qui change nécessairement dans chacun de ces emplois le rapport du capital au produit annuel. […] Le produit de l’argent employé de quelque manière que ce soit, ne peut augmenter ou diminuer sans que tous les autres emplois éprouvent une augmentation ou une diminution proportionnée.

 

3. Enfin, que le prix des rentes ou des obligations à revenu fixe est dans une relation inverse avec le taux d’intérêt.

  • LXXXVIII. — L’intérêt courant de l’argent est le thermomètre de l’abondance ou de la rareté des capitaux ; il mesure l’étendue qu’une nation peut donner à ses entreprises de culture, de fabrique et de commerce. […] Il est évident que plus l’intérêt de l’argent est bas, plus les terres ont de valeur. Un homme qui a cinquante mille livres de rentes, si les terres ne se vendent qu’au denier vingt [c’est-à-dire avec un P/E de 20X ou un taux de rendement de 5%], n’a qu’une richesse d’un million ; il a deux millions si les terres se vendent au denier quarante [un P/E de 40X]. Si l’intérêt est à 5%, toute terre à défricher, […] toute fabrique, tout commerce qui ne rapporteront pas 5%, outre le salaire des peines et les risques de l’entrepreneur, n’existeront pas.

[…] On peut regarder le prix de l’intérêt comme une espèce de niveau au-dessous duquel tout travail, toute culture, toute industrie, tout commerce cessent. C’est comme une mer répandue sur une vaste contrée : les sommets des montagnes s’élèvent au-dessus des eaux, et forment des îles fertiles et cultivées. Si cette mer vient à s’écouler, à mesure qu’elle descend, les terrains en pente, puis les plaines et les vallons, paraissent et se couvrent de productions de toute espèce. Il suffit que l’eau monte ou s’abaisse d’un pied pour inonder ou pour rendre à la culture des plages immenses. — C’est l’abondance des capitaux qui anime toutes les entreprises, et le bas intérêt de l’argent est tout à la fois l’effet et l’indice de l’abondance des capitaux.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 26 juin 2017.