Il serait présomptueux en deux pages de texte de décrire et comprendre la proposition qu’on entend communément de nos jours, celle d’assurer un revenu garanti inconditionnel à tous les citoyens d’un pays, ce qu’on appelle le « revenu universel ». C’est sur ce projet que les Suisses ont organisé la semaine dernière une votation, et l’électorat l’a massivement rejeté.

Les deux graphiques qui suivent aident grandement à y voir plus clair sur le premier des deux arguments majeurs en faveur du revenu universel (le second argument vient dans une minute) : le revenu universel permet d’opérer à peu près la même redistribution qu’assure aujourd’hui notre politique sociale, mais avec des coûts de fonctionnements et une efficacité beaucoup plus grande. On les tire de l’excellent livre écrit par Marc de Basquiat et Gaspard Koenig (« LIBER, un revenu de liberté pour tous », Editions de l’Oncle / Génération Libre).

La redistribution (pour faire simple) des riches aux pauvres, ou bien des personnes jeunes vers les personnes âgées, des célibataires vers les couples avec enfants, etc., s’opère aujourd’hui par un double mécanisme : – un impôt sur tout type de revenu qui est globalement progressif ; – des aides sociales directes qui sont d’autant plus faibles que le revenu de la personne est élevé.

Cela donne donc deux courbes, d’imposition et d’aides, qu’on voit resp. en rouge et en vert sur le graphique qui suit (en horizontal figure le revenu primaire, i.e. avant toute forme de redistribution, impôts ou aides ; et en vertical, le niveau du transfert, négatif s’il est en dessous de zéro, positif sinon).

COMBI 1

Que se passe-t-il si on mesure l’effet combiné des revenus perçus et des revenus versés ? Le graphique l’indique : au total, on obtient une ligne droite, de pente négative. Pour les matheux, ça ressemble fortement à la belle droite a x + b, qu’on nous enseignait en classe de cinquième. Autrement dit, en lieu et place d’un appareil redistributif lourd, couteux, bureaucratique, soumettant les citoyens à des multiples contrôles, propres à beaucoup d’abus et de vexations, etc., n’a-t-on pas meilleur compte de dire : « tout citoyen (ou toute famille) reçoit un montant unique et forfaitaire (le b du graphique, qui est l’ordonnée à l’origine, toujours pour le matheux) et à partir de là verse un impôt qui est une proportion constante de son revenu. Dès qu’un certain niveau de revenu est atteint, le montant payé sous forme d’impôt dépasse le montant forfaitaire perçu (appelé revenu universel).

Tout cela serait de la théorie, irait-on dire, et la réalité ne se conforme pas à ce schéma d’une distribution à peu près plate (linéaire) du revenu après impôts et transferts sociaux ? Eh bien, non, nous indique le second graphique qui repose sur les données fiscalo-sociales réelles d’un échantillon de 8.000 ménages français, graphique toujours tiré du même livre.

COMBI 2

La ligne rouge, qui représente la moyenne des contributions (positives ou négatives) à un niveau de revenu primaire donné, est bien rectiligne, comme le veut le premier graphique. Cela nous permet d’ailleurs de voir, comme le dit bien Piketty, que l’impôt, pris globalement, n’est pas tant progressif qu’on le soutient au bout de la distribution des revenus. Reste bien-sûr une forte dispersion autour de cette moyenne : celle-ci représente les transferts dits « horizontaux », c’est-à-dire à niveau de revenu identique, mais entre ménages différents de par d’autres caractéristiques. Certains de ces transferts sont légitimes et acceptés par le corps politique des citoyens (par exemple les transferts vers les familles nombreuses), d’autres sont liés à la nature juridique des revenus (par exemple, retraites moins taxées que les revenus d’activité), d’autres enfin sont purement le résultat de l’empilement mal contrôlé de mesures fiscales ou d’aide sociale brouillonnes et parfois contradictoires. Pour les tenants du projet de revenu universel, cette dernière source de transferts, et peut-être la précédente, doit être supprimée.

Là où les promoteurs de la formule gagneraient bien-sûr en pédagogie, c’est de parler du volet financement. En fait, le revenu universel peut tout autant être appelé un système de flat tax intégral (par flat tax, on entend un impôt qui est une proportion fixe, et non progressive, du revenu imposable). En effet, bâtissons quelques chiffres, à but purement illustratif.

Aujourd’hui, il y a à peu près 27 millions de ménages fiscaux en France. Convenons d’un revenu universel de 1.000€ par mois versé à chacun d’eux, riche ou pauvre (on oublie les questions liées à la taille du ménage). Il en coûte à l’État un montant de 320 Md€, soit 16,1% d’un PIB qu’on fixe à 2.000 Md€. Ces 1.000 € ne sont pas imposables.

Supposons aussi que ce revenu permette de supprimer toutes les formes d’aide sociale que distribue l’État et que le total des prélèvements obligatoires aboutisse donc comme aujourd’hui à un chiffre de 56% du PIB, c’est-à-dire 1.130 Md€. Il faut donc que l’État lève sous forme de flat tax un montant de 1.130 Md€, ceci sur tous les autres revenus que le revenu universel. La base fiscale est donc de 2.000 – 320 = 1.680 Md€. L’impôt sera donc de 67% dès le premier euro de revenu primaire. Acceptons que la mesure permette d’économiser toute l’évaporation produite par l’appareil bureaucratique mis en place pour gérer la redistribution sociale et que cela fasse une économie de 130 Md€. On aurait encore une flat tax de 60%.

Oups ! C’est peut-être réalisable, mais on voit qu’il s’agit d’un chamboulement absolument spectaculaire de tout le système fiscal, et au vrai, de toute notre société !

Vient le second argument en faveur du revenu universel, et qui a une indiscutable force morale : la mesure, étant automatique, élimine toutes les conditionnalités et les astreintes qui pèsent sur ceux qui bénéficient de l’aide sociale : seuils de revenus, obligation de pointage, justification de domiciliation, vérification de la situation professionnelle, etc. Selon leur inclinaison idéologique, les gens diront qu’on évite ainsi la stigmatisation des situations, les vérifications humiliantes, qu’on respecte le droit à un revenu minimum, qu’on rend leur irréfragable liberté aux individus, qu’on évite les gaspillages liés aux contrôles, etc. (de fait, il y a des gens de tout bord politique en faveur de la mesure). Tout le monde, riche ou pauvre, touche le revenu de base qu’il a accepté en tant que citoyen mis derrière un voile d’ignorance, et part dans la vie avec cela.

Un débat immense s’ouvre à partir de là. N’y a-t-il pas une vertu aux mesures d’éligibilité à chacun des types particuliers d’aide sociale, si bureaucratique qu’ils paraissent parfois, une vertu de « care », selon le mot à la mode pour désigner l’attention sociale aux personnes dans le besoin ? Est-on bien sûrs qu’une fois payé le revenu universel pour les foyers très modestes, la société sera quitte et que la personne ne rechutera pas dans le besoin et donc nécessitera à nouveau une aide publique, qui lui sera nommément adressée, et qui perdra donc son caractère universel ?

Questions non résolues… Mais rendons ceci aux tenants du revenu universel qu’ils ont le mérite de les poser.