On évoquait dans un autre billet de Vox-Fi la pénalité très originale imposée aux fabricants de papier-toilette suite à un cas prouvé au Chili de collusion sur le prix pendant une dizaine d’années : pour le principal de ces fabricants, l’amende de 150 M$ sera versée à tous les consommateurs, c’est-à-dire en pratique tous les chiliens qui disposent d’un « Cuenta RUT », ou compte RUT. Chacun d’eux recevra 7.000 pesos, c’est-à-dire 10 euros environ.

Le Compte RUT est une innovation financière intéressante, et pourtant vieille comme le monde, ou presque. De quoi s’agit-il ?

Tout résident chilien, mais en pratique les personnes non-bancarisées, peuvent ouvrir un compte bancaire à vue, de pur dépôt, sur simple remise du numéro de leur carte d’identité, appelé au Chili le RUT. Et le numéro du compte, c’est le numéro même de leur carte d’identité. Le Banco de l’Estado, une grande banque publique au nombre d’agences important, accueille ces comptes ; certaines autres banques suivent le pas, étant fortement incitées à le faire. On peut comparer le compte RUT à cette initiative récente en France, qui semble être un succès, à savoir le Compte Nickel géré par les bureaux de tabac. Mais en beaucoup plus grand, puisqu’on compte aujourd’hui neuf millions de détenteurs d’un tel compte, soit plus de la moitié de la population. Et donc beaucoup moins cher, de par l’effet de taille.

Qu’on en juge. Il n’y a pas de commission de tenue de compte. Seules les transactions portent une commission. Et extrêmement basse, comme on le voit sur la grille tarifaire du Banco de Estado : la plupart des opérations sont gratuites et il en coûte le plus souvent pas plus de 300 pesos (40 centimes d’euro) pour faire des virements de compte à compte. S’agissant du Compte Nickel, il en coûte 20 € pour l’inscription, 20 € de gestion annuelle, 2 % de commission de transaction, et entre 50 c et un euro pour tout retrait de cash. Comparé au Compte RUT, cela reste encore un remède à l’amour. Bien qu’original, le produit cible prioritairement les interdits bancaires, pour qui l’accès à la monnaie est décisif.

 

Une réflexion sur la pure banque de dépôts

En effet, ces simples comptes de dépôt à vue réaniment un vieux débat, très actif au 19ème siècle et qui a vu un regain de popularité au moment de la crise de 2008 : ne doit-on pas mettre en place des pures banques de dépôt, ne faisant pas de prêts ? Et par conséquent, ne doit-on pas avoir une séparation banque de dépôt / banque de crédit ? Ce débat a été un peu obfusqué par celui, beaucoup plus passionné – peut-être à tort – sur la séparation entre banques commerciales (i.e. à la fois de dépôts et de crédit) et la banque d’investissement, celle dont la fonction est d’être intermédiaire entre les agents privés et les marchés financiers.

S’il y avait séparation totale, la banque de dépôts recevrait les liquidités des agents et aurait la responsabilité de les placer de façon sûre et liquide, le plus probable étant en titres courts émis par le Trésor. De son côté, la pure banque de crédit ne pourrait plus se financer par les dépôts du secteur privé, et devrait se tourner vers les marchés financiers, sur lesquels le secteur privé placerait son épargne longue.

La question est : pourquoi le modèle bancaire, spontanément ou sous la pression des régulateurs, n’a-t-il pas évolué de la sorte ? Un retour à l’histoire bancaire est ici nécessaire. (On utilise beaucoup par la suite un formidable article de 1998 de Rag Rajan,[1] « The Past and Future of Commercial Banking Viewed Through an Incomplete Contract Lens ».)

 

Un détour par Barcelone

Les historiens s’accordent à peu près sur l’origine de la banque dans sa forme prémoderne, et ceci à l’orée du 11ème siècle pour l’Europe. L’histoire de base est connue, l’articulation financière moins. Les premiers banquiers étaient en fait des changeurs de monnaie, placés près des foires et qui recevaient (et préservaient) les dépôts en pièces des marchands. Les pièces étaient loin d’être toutes homogènes, certaines étaient rognées et leur poids en métal différait. Le changeur stockait les pièces pour le compte du client et en rendait sinon l’équivalent physique du moins l’équivalent financier au poids du métal. S’il advenait que deux de ses clients avaient un dépôt chez lui, les transactions entre les deux se réglaient non par transfert physique, mais par un simple coup de plume.

Certains changeurs acquéraient une certaine taille, de sorte qu’il leur restait toujours un certain matelas assez stable de liquidité sur les comptes de leur client. D’où une incitation à faire travailler cet argent en ouvrant un service de prêts. Pour parler un langage moderne, il suffisait qu’il n’y ait pas de corrélation trop forte dans les retraits de ses déposants, et plus encore de corrélation trop forte entre les retraits par les dépôts et les demandes de prêts par les emprunteurs, pour que les deux activités se développent de façon complémentaire.

Mais les historiens notent que dès l’origine on ne prêtait pas à n’importe qui. Dans ce monde où l’information était très mal partagée, ces prémices de banque ne prêtaient qu’à leurs déposants. L’argent allait à l’argent. En effet, l’information acquise au travers du comportement du dépôt était la seule dont disposait le changeur pour juger du crédit de son emprunteur. Pour jargonner, dans son espace de « bonne information », le banquier remplissait, tout comme le banquier d’aujourd’hui, sa fonction première qui est de fournir des contrats d’assurance particuliers, à savoir une assurance de liquidité.

Les accidents étaient nombreux, de sorte qu’ont été introduit très vite des restrictions à cette activité. Un exemple fascinant est la Taula de Canvi (banque de dépôts littéralement) de Barcelone qui a commencé à opérer en 1041. La banque avait sous un même toit deux systèmes comptables. Le premier gérait les dépôts des simples individus, qui restaient immobilisés en espèces. Les dépôts des guildes et des marchands pouvaient faire l’objet de prêts à l’État et à d’autres entités publiques. La banque ne pouvait pas faire de prêts au public.

Évidemment les gens réclamaient des possibilités de découvert. Si la Taula avait consenti, ne serait-ce que de façon minimale, à accorder des découverts, la banque moderne aurait été inventée à Barcelone et le succès aurait été extraordinaire. Il ne le fut point.

Ce qui n’est pas advenu à Barcelone l’a été rapidement après. Une autre raison, moins familière, a poussé en ce sens. Les déposants de la banque n’aimaient pas trop que la banque conserve des piles de monnaie en réserve de leurs dépôts. Et si en effet ce bel argent s’envolait ? Nos yeux d’aujourd’hui ont du mal à voir les progrès considérables qu’il a fallu accomplir en matière de sécurité, de droits de propriété, de solidité juridique, etc., pour qu’on puisse sans même y penser « laisser notre argent à la banque ». Les déposants poussaient donc à ce que la banque prête (surtout à eux !) avec un raisonnement financier très moderne : il valait mieux des prêts de petite taille bien diversifiés au bilan (des prêts « granulaires », dans le langage de Bâle 3) qu’une réserve de cash parfaitement liquide, mais qu’un casse de la banque ou une indélicatesse du banquier, même très improbables, pouvaient tout aussi vite voir filer dans le trou de l’évier.

Quoi qu’il en soit, la banque moderne, à double compte, où l’actif travaillait autant que le passif, était née. Mais deux développements allaient venir dans une échelle de temps long, propres à créer un terrain plus favorable au retour de l’ancien modèle.

 

L’avènement de la monnaie fiduciaire

Le premier date d’il y a trois siècles et ses répercussions se font sentir depuis : il s’agit de la venue de la monnaie fiduciaire, sans ancrage à un élément matériel tel qu’un métal ou un compte proportionnel à la banque centrale.

Dans un monde de banque de réserves à 100 %, les crédits ne sont possibles que sur base des dépôts existants. Il y a donc un lien d’égalité arithmétique entre le stock de monnaie frappée par le souverain (la base monétaire) et les crédits à l’économie. Dans la banque de crédit avec ancrage matériel de la monnaie, où comme vu plus haut, le banquier joue du volant statistique de ses réserves au bilan, il n’y a plus égalité, mais un lien très étroit. Tout autre chose avec l’invention de la monnaie fiduciaire, dans les affres bien connus de son accouchement, notamment dans la France de la Régence au début du 18ème siècle, avec une séquelle dans les années 70, avec la fin de l’arrimage du dollar à l’or. Car ici, la fonction de création monétaire, et donc du crédit, est très largement déléguée aux agents privés que sont les banques. La banque détient alors en principe une faculté de création illimitée de monnaie et de crédit[2]. Il reste un lien entre une « base monétaire » et la monnaie, bien-sûr, qui met un frein à cette création monétaire (la demande de monnaie en pièces et billets, qui reste un privilège public[3] ; les obligations de fonds propres où la banque doit puiser dans de l’épargne préexistante, etc.). Mais ce lien est en pratique assez ténu.

Il existe en fait un cycle du crédit et l’on montre abondamment que presque toutes les crises financières, et leurs séquelles en crise économique, ont été le fait d’un développement débridé du crédit. La crise de 2008 ne fait pas exception. L’économiste Hélène Rey a montré qu’au cours de la décennie qui a précédé 2008, le bilan des banques avait triplé, alors que le montant de leurs fonds propres était resté le même. Cela ne signifiait pas que l’encours de crédit au passif des agents non financiers avait lui-même triplé : une très grosse partie de cette monnaie créée allait en prêts croisés au secteur financier et en financement des marchés secondaires d’actifs financiers dont le prix avait très fortement crû. Tout cela procédait en partie d’une dérégulation bancaire assez débridée, de régulateurs qui baissaient la garde, d’une ineptie dans les règles de calcul des fonds propres nécessaires aux banques, etc. Si seulement les régulateurs bancaires, ou les agences de notation, ou encore les régulateurs comptables, s’étaient à l’époque arrangés pour mesurer la valeur financière des actifs au bilan des grandes banques d’avant 2008, et de les comparer aux rachitiques 3% ou 4% de fonds propres qu’elles avaient au passif, l’alerte aurait été donnée bien avant. Dans ce contexte, les désordres ou l’innovation avide dans la sphère des marchés financiers (titrisation, dérivés, etc.), si dangereux qu’ils aient pu être, n’étaient que de modestes brandons, mais arrivant dans une meule de foin bien sèche.

 

La révolution de l’information

Le deuxième facteur à l’œuvre est tout récent : une diminution quasi à zéro des coûts administratifs de gestion des flux monétaires et une réduction sensible des coûts de collecte de l’information sur la qualité de crédit. Transférer d’un compte à l’autre, d’une banque à l’autre, est le mouvement de quelques électrons et se fait désormais en temps réel. C’est pourquoi apparaissent de nouveaux acteurs, munis d’une simple licence d’ISP, institution de service de paiements, qui peuvent, logée au sein d’une plateforme de transactions internet, ou comme entité indépendante, gérer les paiements. Les Fintech sont aujourd’hui les mieux valorisées, sans doute à l’excès, des startups de l’économie numérique (voir à ce sujet l’excellente étude faite par Avolta Partners, une petite banque d’affaires spécialisée dans le digital).

De la même façon, le fonctionnement du compte de dépôts au sein d’une banque devient moins important comme source d’information sur la solvabilité de l’emprunteur potentiel. Une multiplication des sources s’est opérée, même en France où sont encore interdites les notes positives de crédit.

Enfin, les marchés financiers ont acquis au cours des 50 dernières années une profondeur inédite, notamment avec le développement gigantesque de l’épargne gérée au sein de fonds de placement. L’accès des banques aux marchés financiers est donc infiniment plus aisé et à un coût bien moindre qu’autrefois. Le danger est même que ce soit directement ces fonds de placement (shadow banking) qui s’arrogent la mission du financement direct de l’économie, notamment sur le marché des placements privés.

Autrement dit, un environnement est en place pour qu’apparaissent des modèles bancaires réalisant dans les faits cette séparation crédits / dépôts qui avait été envisagée dans un passé révolu.

 

Les banques transactionnelles

Le modèle serait probablement plus sophistiqué que les Comptes Nickel. Il n’est pas absurde, moyennant une certaine couche de fonds propres, que la pure banque de dépôts, ou banque transactionnelle, autorise à ses clients particuliers une limite de découvert bancaire ; et que la banque commerciale reste tout à la fois banque de dépôts et de crédit pour le secteur des entreprises, l’avantage commercial de la mutualisation restant fort pour elles. Mais l’essentiel de l’actif des banques transactionnelles serait constitué de créances à court terme sur le Trésor, dont les intérêts permettraient d’éponger les coûts de fonctionnement. Une telle banque est en principe quasi étanche à la faillite, de sorte qu’on n’aurait pas le cercle vicieux dénoncé depuis la crise de 2008 où l’État et les banques se tiennent mutuellement en otage.

Et il y aurait à côté des pures banques de crédit, par exemple pour les crédits immobiliers, avec un refinancement adossé aux marchés financiers, la mutualisation étant assurée par la technique de la titrisation. Bien structurés, de tels gisements de crédits peuvent créer à leur tour des titres financiers réputés sans risque, qui pourraient complémenter les titres du Trésor dans les placements éligibles des banques de transaction. Il n’est pas sûr que de tels banques subissent au final un coût de financement bien plus élevé que par la collecte et la gestion des comptes de dépôts aujourd’hui.

Notons que cette activité purement transactionnelle existe déjà au sein des banques classiques. Elles proposent aujourd’hui toutes sortes de Compte Nickel, par exemple au travers des cartes de débit pour les jeunes. Pendant longtemps, la Poste restait limitée à une activité de dépôt, les crédits lui étant interdits, un interdit qui a été levé quand l’État s’est aperçu qu’il était temps de trouver une activité rentable au groupe de La Poste et qu’au demeurant il était utile d’introduire un peu de concurrence au sein de l’oligopole bancaire français.

Mais la concurrence risque fort de venir de l’extérieur, par l’arrivée de nouveaux acteurs, comme par exemple le groupe Orange, le smartphone devenant une sorte de terminal bancaire. Ce serait le bouclage d’un long cycle dans l’histoire bancaire.

[1] Rajan est un universitaire renommé, qui vient de quitter récemment son dernier poste, de président de la Banque centrale indienne. Il est crédité d’avoir fortement éteint l’inflation indienne, un mal réputé incurable là-bas. Sa démission vient probablement de ses désaccords répétés avec la politique économique du Premier ministre indien Mori.

[2] Petit rappel : quand un quidam obtient un prêt d’une banque, celle-ci ouvre un compte à son client et le crédite ex-nihilo du montant du prêt (= création monétaire). À ne pas oublier que le remboursement du prêt donne lieu à l’opération inverse (= destruction monétaire).

[3] Mais dont il est raisonnable de penser qu’il va disparaître, sous les avancées de la monnaie électronique. Le site Vox-Fi a fait paraître des billets qui développent, à la suite de l’économiste américain Kenneth Rogoff, les avantages très importants de cette disparition, l’un en janvier 2005 ici, et l’autre en février 2016 là.