La France paraît devoir réaliser cette performance assez effrayante de prendre la tête des pays où les entreprises sont les plus mal-aimées. C’est une blessure profonde et douloureuse que s’inflige la société française avec des conséquences très lourdes pour son avenir et sa place dans le monde.

On sait combien les particularités d’une culture influencent l’organisation de la société et plus globalement la manière dont elle se représente, le monde et la place qu’elle est déterminée à prendre ou à conserver. De même remarque-t-on avec Philippe D’Iribarne (« L’envers du Moderne – Conversations avec Julien Charnay », Editions du CNRS, 2012) que l’unité et le partage des valeurs et des conduites s’expriment dans l’effort collectif visant à maîtriser des zones de crainte et de peur, conscientes ou non.

C’est parce qu’elles ont ouverts les yeux sur leurs risques qui menacent leur survie que l’Allemagne et du Danemark ont développé un modèle reposant en priorité sur la performance de leurs entreprises. Sa réussite économique et sociale est souvent donnée en exemple. L’Allemagne, en raison de sa tragique histoire, consciente du néant qui la guettait en 1945 a choisi l’entreprise comme moteur de sa reconstruction, autour d’un consensus social lui permettant un retour pacifique dans le concert des nations. Ainsi a prospéré le capitalisme rhénan, adossé à un modèle social réunissant autour de ce même objectif et dans le respect mutuel, les partenaires sociaux pour la performance et la qualité dans l’entreprise.

Le Danemark, petit pays sans ressource ni rente de situation, a compris que sa survie passait par la performance de ses entreprises et l’impérieuse nécessité de leur donner tous les moyens d’exprimer leur compétitivité à travers la souplesse et la lisibilité du code du travail et la responsabilité et des rôles clairement définis des partenaires sociaux. Aux chefs d’entreprises, la stratégie et le pilotage ; aux syndicats, l’adaptation à la gestion de l’emploi ; et à l’Etat, le soutien de ses politiques.

Ainsi, cette vision commune du corps social qui fait de l’entreprise un allié du progrès pour tous, associée à une grande lucidité sur les menaces pesant sur la communauté, a permis à ces deux pays, qui gardent bien sûr leurs défauts, de s’approcher de l’optimum du développement économique et social en mettant en œuvre des méthodes originales : forte représentativité des partenaires sociaux, leur réelle participation à la réalisation de la compétitivité et gestion de l’emploi performante. Ces deux pays ont compris que « tout commence (la compétitivité et la croissance) et tout finit (l’emploi) dans et par l’entreprise » et que le salut dans un monde ouvert et concurrentiel passe par la compétitivité des entreprises.

En France, l’absence de lucidité du corps social sur les menaces qui pèsent sur le pays et « l’étrangeté » d’une culture qui fait de l’entreprise la mal-aimée de la société, l’ont égaré dans des contresens qui hypothèquent son avenir et sa place dans le monde : l’héritage d’une histoire ancienne de lutte des classes et « l’obsession de grandeur alliée à la cohabitation d’une société stratifiée de rang et de caste, avec un attachement viscéral pour l’égalité », comme l’explique Philippe D’Iribarne, ont conduit le pays vers des logiques chaotiques vis-à-vis de ses entreprises et vers une forme de déclin économique associé à des tensions sociales exacerbées.

Aujourd’hui, nous entrons dans l’urgence.

Le récent rapport du groupe de Davos (World Economic Forum, 2012) montre un effondrement de la France à la 21ème place du classement mondial en raison de la fragilité de ses équilibres budgétaires mais aussi de mauvaises pratiques de recrutement et de licenciement et de ses relations, employeur-employé, parmi les pires du classement.

Comment ne pas parler de déclin industriel quand la France additionne les pertes d’emplois (1,2 million entre 1991 et 2010), les pertes de parts de marchés dans les exportations mondiales (moins 50% en 20 ans, en passant de 6% à 3,3%) et voit s’effondrer la part de la valeur ajoutée du secteur industriel (16% en France contre 22,4% en Europe). Une position de compétitivité qui, comme le montre Bernard Esambert dans la préface des Clés de l’avenir par Jean-Michel Treille, « ne nous permet ni de rivaliser avec ceux qui produisent moins cher (Asie, Europe de l’Est, Maghreb) ni ceux qui produisent mieux (Allemagne). » (Voir son « Pompidou, capitaine d’industrie », éditions Odile Jacob, Paris, 1994).

Après avoir levé le voile sur le contenu de « l’effort juste », qui ressemble beaucoup à une ponction fiscale sans précédent sur les entreprises, le nouveau pouvoir appelle les partenaires sociaux, dans la perspective d’un prochain sommet social, à s’inspirer des modèles allemands ou danois pour la sauvegarde de l’emploi et la compétitivité. Cette prise de conscience mérite d’être saluée mais il faut aller plus avant et entamer une véritable révolution culturelle qui mette l’entreprise au centre d’un nouveau consensus social qui la valorise et mette en confiance ses dirigeants.

La France est de moins en moins un pays « qui exalte l’entrepreneuriat et salue la réussite ». Avons-nous perdu définitivement notre esprit de conquête et sommes-nous encore innovants ? Pendant deux siècles l’industrie nous a permis de mettre la science et le progrès technique au service de la connaissance et du bien-être. Jusqu’à la fin des trente glorieuses nous avons vécu sur cette conviction.

Aujourd’hui nous sommes en passe de la perdre.

Il faudrait, pour échapper à ce tragique destin, tourner la page de l’idéologie de l’économie dirigée, du « tout-Etat » et renvoyer le paritarisme à une légitimité qui appartient au passé comme à ses déficits abyssaux (sécurité sociale, régimes spéciaux de retraite) du présent et de l’avenir. Ce défi, il est de la responsabilité du nouveau pouvoir qui les détient tous.

Il demande du courage, sans doute du temps, et une détermination à l’aune desquels se reconnaissent les hommes d’Etat qui placent le destin du pays au-dessus des dogmes et des contraintes électorales et l’Histoire avant le populisme.

Le changement c’est maintenant.