Le moment économique est inédit. Il oblige à revoir la distinction classique entre politique monétaire et politique budgétaire. En effet, par des politiques du type de ce qui est fait en France avec le chômage partiel, l’Etat prend le relais partiel des entreprises dans la distribution de revenu aux ménages, au moment où la consommation est bridée par le confinement et où l’investissement privé chute. Il y a donc une hausse de l’épargne privée qui permet à l’Etat de financer son déficit, même massif, par la voie classique des émissions obligataires.

Ainsi, l’Italie qui voulait collecter 16 milliards d’euros lors de sa dernière levée a vu se présenter un montant de 100 milliards prêt à s’investir. Aujourd’hui, la finance se coule à peu près sans encombre dans la nouvelle donne économique, d’autant que les ménages ont une réticence au risque qui leur fait préférer un placement en titres souverains, c’est-à-dire « souhaitent », en quelque sorte, un déficit public accru.

 

Monnaie « canadair »

Pour autant, les banques centrales achètent massivement des actifs obligataires, en majorité aujourd’hui des titres publics. La Banque centrale européenne (BCE) a indiqué vouloir en acheter 750 milliards d’euros. Mais ce n’est pas aujourd’hui pour aider au financement public ; c’est pour sécuriser les banques et le système des paiements, notamment face aux défauts probables parmi les entreprises endettées. On pourrait parler judicieusement de monnaie « canadair » dans cette fonction d’assurance collective du système financier.

 

Il y a donc une hausse de l’épargne privée qui permet à l’Etat de financer son déficit, même massif, par la voie classique des émissions obligataires

On le voit avec cet exemple : si l’Etat lève 200 milliards d’euros d’emprunts, le secteur privé détiendra 200 milliards d’euros de titres publics. Si maintenant la banque centrale (BCE) en achète 100 milliards d’euros (que ce soit sur le marché secondaire ou à la source, c’est globalement indifférent), le secteur privé portera 100 milliards d’euros de dépôts bancaires en plus et 100 milliards d’euros d’obligations publiques en moins. Et les réserves bancaires à la banque centrale s’accroîtront de 100 milliards d’euros.

On peut donc présumer, dans la conjoncture présente, que le financement monétaire du déficit public aura peu d’incidences sur l’inflation ou sur les taux d’intérêt (sauf localement en zone euro, où la sécurisation monétaire qu’offre la BCE joue à contenir les « spreads » [écarts de taux] des Etats du Sud).

Y aurait-il alors une équivalence à un financement monétaire et un financement obligataire de l’Etat ? Oui, ose-t-on dire, si ce n’est qu’il faut rattacher cette particularité à la situation de taux d’intérêt quasiment à zéro et, pour revenir au point précédent, à une demande privée et à une production qui bougent en parallèle à la baisse. Il devient identique pour les ménages de laisser leur épargne sur les comptes courants plutôt qu’en placements obligataires, et pour les banques de détenir des titres d’Etat ou des réserves à la banque centrale.

 

Un affichage comptable

Allant plus loin, le gouvernement voudrait-il laisser à la banque centrale le rôle de distribuer du revenu aux ménages (ce qu’on appelle « monnaie hélicoptère », une proposition qui, étant essentiellement d’ordre politique, échappe absolument aux missions d’une banque centrale) ? Le seul changement serait comptable : facialement, moins de dette publique ; moins de charges d’intérêt pour le Trésor, compensé par moins de dividendes en provenance de la banque centrale ; et une banque centrale qui verrait ses fonds propres diminués de la distribution d’argent aux ménages (ce qui, disent certains, pousserait à une recapitalisation par le Trésor).

Tout cela pour se rappeler que banque centrale et Trésor forment conjointement le bras financier de l’Etat et que la monnaie émise par la banque centrale n’est autre qu’un titre de dette souscrit par l’Etat. Ainsi encore, le rachat de la dette publique par la banque centrale, ce qu’on appelle la monétisation de la dette, préconisé par certains pour réduire l’inquiétant endettement de l’Etat, devient largement un affichage comptable qui risque de ne tromper qu’un temps les marchés financiers.

La zone euro pose des problèmes spécifiques puisque les Etats restent souverains alors qu’ils ont mis en place cette institution proto-fédérale qu’est la BCE. Il est donc loin d’être indifférent que le financement d’un Etat passe par son budget propre ou par le canal monétaire commun aux pays de la zone.

Ce qui passe aisément aux Etats-Unis, au Japon ou en Grande-Bretagne devient pathos politique dans notre Europe monétaire en raison des effets redistributifs qui en résultent. Le mécanisme européen de solidarité a été le premier pas vers de tels transferts par la voie monétaire. On voit bien qu’il faut aller plus loin pour que la zone économique ait la même souplesse de réaction face à la présente crise que les pays cités.

 

 

Cette tribune à été initialement publiée dans Le Monde le 08 mai 2020.