Voyons les événements. La ruée bancaire qu’a subi le Crédit Suisse (CS) a commencé le 15 mars 2023. Aussitôt, la Banque nationale suisse a fourni une ligne de liquidité de 50 milliards de francs suisses (MdFS) pour faire face à cette tourmente des marchés tout en indiquant que CS satisfaisait à toutes les exigences en matière de solvabilité et de liquidité (sic !).

Il n’a suffi que de quatre jours, le dimanche 19 mars, pour le régulateur suisse change de fusil d’épaule et annonce que CS disparaissait en tant qu’entité indépendante et était repris par UBS, l’autre grande banque suisse, pour la somme de 3 MdFS payée en actions UBS. Comme partie de l’accord, le gouvernement suisse accordait au repreneur UBS une garantie d’un montant de 9 MdFS sur les pertes encourues au-delà de 5 MdFS à la charge d’UBS. À ceci s’ajoute une autre ligne de liquidité de 100 MdFS.

Soit dit en passant, le régulateur a décidé que tous les titres convertibles contingents ou « Cocos » (voir ici et dans Vox-Fi), considérés par la réglementation comme des quasi-fonds propres, étaient effacés, au risque de plaintes en justice dès lors que les obligataires de CS peuvent estimer, selon le droit, être prioritaires par rapport aux actionnaires.

À nouveau, quatre jours avant la date fatidique, le régulateur pensait encore que la banque satisfaisait aux ratios de liquidité, pour fournir au total un montant de 150 MdFS. Et qu’il n’y avait pas de souci sur la solvabilité, avant de fournir une garantie contre perte d’exploitation jusqu’à un plafond de 14 MdFS (5 + 9).

La réalité était tout autre, comme il était facile de le lire dans le rapport annuel 2022 de la banque. Si les régulateurs l’avaient lu, ils auraient compris l’ampleur de la crise de confiance et auraient douté de la capacité de CS à être rentable. Au 4e trimestre 2022, les dépôts avaient diminué de 138 MdFS ; les actifs sous gestion étaient passés de 1.600 à 1.300 MdFS, dont une fuite de 100 MdFS sur le seul dernier trimestre. Plus grave, la restructuration prétendument entamée par le n-ième management du groupe montrait une réduction des coûts d’un milliard seulement alors que les revenus avaient baissé de 22 à 15 MdFS. Ils auraient pu s’apercevoir, chose ignoré du grand public, que le holding de tête du groupe (non coté) avait déjà passé des moins-values pour 24 MdFS pour dépréciation des actifs opérationnels, sans pourtant échapper à une réserve des auditeurs sur la méthodologie des tests internes de dépréciation.

Deux manquements graves

Des superviseurs d’abord, comme on vient de le voir, qui ne voient l’ampleur de la crise que bien après les investisseurs privés, alors qu’ils ont en principe tous les moyens d’avoir une information privilégiée.

Bien sûr de la part des managements successifs, clairement incompétents et débordés par une entreprise devenue ingouvernable, propriété de fait des riches banquiers du pôle banque d’investissement et du pôle gestion de fortunes, tous surnourris à des bonus largement déterminés par eux-mêmes. Les scandales avaient été fréquents (faillites de Greensill et d’Archegos, le « client fiable » qui lui a coûté 5 MdFS) de même que les amendes qui en résultaient. Ce n’est guère étonnant : il est difficile d’avoir une culture exigeante de risque quand le pays s’adonne au recyclage d’argent douteux et à l’évasion fiscale.

Et un troisième, une régulation encore et toujours à revoir

Les normalisateurs bancaires doivent s’interroger. Ils ont édicté tant et plus depuis les années 2000, en particulier pour éviter le « too big to fail » des banques dites « systémiques » comme l’était le CS. Deux outils au moins à disposition, mais deux limites en même temps :

  • Le pilier 2 de la régulation Bâle 2, et maintenant 3, confère aux autorités un droit souverain sur la banque s’ils la jugent menaçante pour la stabilité monétaire. Mais en pratique, il est très difficile pour des équipes de régulateurs de « prendre en main » du jour au lendemain une banque dont le management est défaillant. Il n’y a pas de reporting, si complet qu’il soit, qui remplace la connaissance intime de la banque dont dispose –en théorie – le management en place. Vaut-il mieux un management ignorant ou un management incompétent ?
  • De plus, il est terriblement difficile de coordonner l’action des régulateurs quand une institution comme le CS est présente dans quantité de pays. Que peut faire le seul régulateur suisse ? Qui peut prendre le rôle de chef d’orchestre ? Quelle autorité acceptera de s’effacer alors que les dégâts sur sa juridiction peuvent être majeurs ? Quand le régulateur prend le pouvoir, bien trop tard, il préfère remettre les clés de la banque à un concurrent, ignorant au passage, tant dans le cas suisse que dans le cas du sauvetage de la Silicon Valley Bank par JP Morgan, le danger monopoliste qui guette. Il n’y a aucune coordination avec les autorités de la concurrence, comme si, pour garantir la solidité des banques, la seule voie passait par les surprofits qu’on leur laisse faire sur le dos du secteur non financier.
  • Le « plan de résolution » est un mécanisme permettant à une banque d’organiser son propre défaut (notamment par levée de fonds en réserve et mesures rapides à prendre en matière de cessions d’actifs) sans que la puissance publique soit obligée de remettre au pot. Dans le cas de CS, la capacité totale d’absorption des pertes (TLAC dans le jargon), qui se compose de capitaux propres, de titres AT1 (les fameux Cocos) et de la dette dite de renflouement destinée à absorber les pertes pour éviter l’intervention de l’État, s’élevait à 110 MdFS, soit près de 20 % du total des actifs déclarés. Cette possibilité n’a pas été activée par les autorités suisses. Pourquoi ?

À cette question, les autorités suisses ont répondu que la résolution bancaire ne fonctionnerait pas car la crise du CS impliquait une « perte de confiance » et non une simple ruée. On s’étonne. Les pures ruées, uniquement provoquées par des peurs auto-réalisatrices des investisseurs, sont rares. Bien souvent, il y a anguille sous roche. Ce bel édifice réglementaire avait donc omis le cas le plus fréquent où le problème vient d’une « perte de confiance ».

« Il est temps, en concluent les auteurs, que les autorités prudentielles du monde entier abandonnent la fiction que les réformes […] ont éliminé le problème du « too big to fail ». »

Le débat fait donc à nouveau rage sur la bonne régulation bancaire. Certains, comme les auteurs, recommandent d’agir côté passif par un accroissement drastique des fonds propres, en abandonnant l’illusion que l’empilage des titres de dette subordonnés peuvent y suffire ; d’autres recommandent d’agir du côté de l’actif, en durcissant les contraintes de liquidité.

Mais la question en filigrane n’est-elle pas autre ? Ces banques ne sont-elles pas devenues tout simplement monstrueuses de par leur simple taille, hors de portée de tout bon sens managérial ? Dans ce dernier cas, l’absorption de CS par UBS ne crée-t-elle pas un objet encore plus difficile à manager ?