Danone intègre le coût de son empreinte carbone dans ses comptes. Une « réforme » durable ?
Vox-Fi reprend cette semaine un échange passionnant entre les auteurs du manuel de finance « Le Vernimmen », Nadia Ben Salem-Nicolas, responsable de la relation investisseurs et de la communication financière pour Danone, et Pierre Tegner, analyste financier qui suit Danone pour ODDO-BHF.
Il s’agit de commenter l’initiative très remarquée prise par Danone de publier à l’occasion de la sortie de ses derniers comptes annuels, un résultat net corrigé du coût de son empreinte carbone. L’intégralité de l’échange se trouve dans la Lettre Vernimmen.
Vox-Fi, dans un billet récent, a souligné l’importance de l’initiative et souhaité qu’elle se généralise. Voir : Mettre les engagements carbone dans les bilans d’entreprise.
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Le Vernimmen : Quelle a été la réaction de tes clients investisseurs sur la publication de cet agrégat ? Est-ce qu’il est passé complètement inaperçu parce qu’il a été publié en février, quand les marchés financiers avaient d’autres sujets de préoccupation, as-tu eu des réactions à ce sujet ?
Pierre Tegner : Les relations sont assez limitées entre le monde financier et le monde de l’extra-financier pour la simple et bonne raison que l’analyste financier classique est assez peu sollicité par un investisseur ISR ou ESG. Dans la plupart des cas, les analystes spécialisés sur l’ISR sont sollicités par des investisseurs ISR.
En l’occurrence, comme Danone est une entreprise qui fait de l’ISR depuis au moins 20 ans, voire plus, mécaniquement les investisseurs sont quand même sensibilisés à ces questions-là.
J’ai eu assez peu de remarques dans la mesure où, en même temps que cet indicateur a été exposé, a été présenté un plan à long terme pour réduire l’empreinte carbone de Danone, s’attaquer à la problématique du plastique, et de la supply chain. Même si ce n’était pas nouveau, cela a suscité énormément d’intérêt, à la fois de la part des investisseurs spécialisés sur l’ISR, et également de la part des investisseurs classiques.
Comme cela a été une première, je dirais que le sens critique des investisseurs était assez peu aiguisé au départ, même s’il y en a un qui m’a dit que pour faire 1 € de bénéfice, globalement Danone consomme 36 centimes d’empreinte carbone, ce qui est quand même assez élevé, puisque l’empreinte carbone de l’industrie de l’agroalimentaire en règle générale c’est 20 %. C’est la seule remarque que j’ai eue.
Je pense que c’est un indicateur qui doit s’inscrire dans la durée pour que, petit à petit, les investisseurs puissent développer un sens critique et aider Danone à affiner la présentation de ce BPA.
Le Vernimmen : Qu’est-ce qui a amené Danone à présenter cet indicateur ? D’où vient l’idée ? On sait que Danone est très engagé dans ces sujets, mais comment cela a-t-il mûri au sein de la société ?
Nadia Ben Salem-Nicolas : Je vais mettre les choses en perspective d’abord, pour comprendre les termes du débat et l’origine de cette réflexion chez Danone. J’enfoncerais peut-être des portes ouvertes, mais c’est important de le dire. En tant qu’entreprise agroalimentaire, l’activité de Danone est intrinsèquement liée à l’agriculture. L’agriculture, c’est 60 % de l’empreinte carbone de Danone. Et quand je dis empreinte carbone de Danone, on la mesure sur l’ensemble de notre chaîne de valeur, c’est-à-dire à la fois les émissions directes sur les équipements qui appartiennent à l’entreprise (les tours de séchage, les véhicules et les fours), mais également les émissions indirectes jusqu’aux activités de nos fournisseurs, et donc y compris les fermiers et les producteurs de lait.
Après le secteur de l’énergie, l’agriculture est le deuxième émetteur de carbone au niveau mondial. Je crois que c’est à peu près 15 à 16 % des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale, donc c’est important.
La bonne nouvelle, c’est que l’agriculture peut aussi contribuer à la solution et aider à relever un certain nombre de défis parmi lesquels le réchauffement climatique, et j’arrive à cette idée qui est (je m’en étonne à chaque fois quand j’en parle aux investisseurs) assez peu connue… En fait, le grand public comprend que les vaches émettent du méthane, mais assez peu de gens savent que des sols sains ont la faculté de séquestrer du carbone dans le sol. C’est une idée qui est une réalité scientifique, même si elle est assez peu connue. Il existe aujourd’hui différentes pratiques d’agriculture régénératrices qui peuvent transformer un sol, qui est émetteur en gaz à effet de serre, en un agent rétenteur de carbone, puisque le carbone représente à peu près 60 % de la matière organique dans un sol.
Du coup, pour une entreprise comme Danone, le carbone n’est pas qu’un enjeu moral ou un enjeu d’aide générationnelle ; c’est un enjeu éminemment économique. C’est un enjeu de résilience de notre modèle.
C’est un enjeu de productivité des fermes. C’est un enjeu du devenir de l’agriculture. Et c’est un critère de préférence pour les consommateurs à l’heure où ceux-ci sont de plus en plus exigeants sur la transparence et la recherche de la naturalité.
Donc, j’en arrive à votre question. Qu’est-ce qui nous a amenés à prendre cette décision, du mariage du financier et du non-financier d’une certaine façon ? Je dirais que ce mariage s’est fait sous une double impulsion.
La première impulsion est quand même celle des investisseurs que l’on sentait plus mûrs pour comprendre que les intérêts économiques étaient, ou sont, de plus en plus étroitement liés aux enjeux environnementaux et sociaux, compte tenu de l’avènement de nouveaux risques financiers. Et donc l’accord de Paris est passé par là, des coalitions qui se sont montées, Climate Action 100+, la lettre du CEO de BlackRock qui parle de reshaping of finance sous l’impulsion des enjeux climatiques… Donc, ça c’est le premier enjeu.
Et de l’autre côté, la propre démarche d’une entreprise comme Danone qui est engagée autour de neuf objectifs de long terme qui fusionnent des objectifs économiques, sociaux et environnementaux en ligne avec les objectifs de développement durable, une entreprise qui est précurseur dans la lutte contre le réchauffement climatique. Cela fait plus de dix ans que Danone a des objectifs chiffrés de réduction d’émissions de carbone sur l’ensemble de sa chaîne de valeur, cela fait plus de dix ans que Danone a mis en place des objectifs environnementaux dans les éléments de rémunération de ses dirigeants, que l’entreprise bénéficie d’une reconnaissance externe hyper forte de ses projets de réduction d’émissions, puisqu’elle fait partie des huit seules entreprises, sur plus de 8 000 qui ont postulé, à avoir obtenu un score AAA par l’agence de notation CDP. Danone maîtrise tellement bien sa mesure de ses émissions qu’on a pu évaluer, et c’était ça aussi un peu le fait générateur de 2019, qu’on avait atteint notre pic d’émissions en CO², ce qui signifiait que désormais, à partir de fin 2019, la croissance de Danone se ferait avec une réduction de ses émissions en absolu. Croissance d’une activité, croissance de chiffre d’affaires, qui vont avec une réduction des émissions carbone. C’est majeur.
Donc on s’est dit : que fait-on de cette information ? Et face à l’urgence climatique, comment peut-on mettre l’innovation en communication financière, faire évoluer nos indicateurs afin de démontrer la création de valeur financière et environnementale ? Parce que dans les marchés, « if you can’t mesure it, it does not exist ».
Donc, voilà, on est rentré dans cette réflexion, on s’est posé la question : quel était le bon indicateur ? On est assez vite arrivé à cette définition de BNPA carboné parce que, dans notre industrie, l’évaluation se fait beaucoup en PER. Donc, on a décidé de communiquer pour la première fois sur l’évolution d’un BNPA courant ajusté du coût du carbone qui tient compte d’une estimation de l’impact financier des émissions de gaz à effet de serre sur l’ensemble de notre chaîne de valeur.
On a montré qu’en 2019, cette évolution avait été de plus de 12 %, plus importante que celle du BNPA courant qui ne s’élevait qu’à 8 %, grâce à des gains d’efficacité carbone qui avaient été générés en 2019 et qui s’élevaient à 9 %. Et surtout qu’à l’avenir, dans la mesure où le pic d’émissions carbone avait été atteint en 2019, ces gaz à effet de serre avaient vocation à diminuer en valeur absolue, et que ce BNPA courant ajusté du carbone devrait mécaniquement augmenter plus vite que le BNPA courant.
Qu’est-ce qui nous a conduit à faire ça ? C’est vraiment vouloir prendre le tournant afin de traduire la notion d’impact en valeur tangible et prendre en compte, dans l’information financière, les impacts positifs/négatifs du carbone. Pour nous, c’était aider les investisseurs dans leurs choix d’investissements, démontrer la véritable création de valeur des entreprises et inciter d’autres entreprises à accélérer leur transformation.
Ma réponse est un peu longue, mais c’est le cheminement qui nous a conduits à prendre cette décision en février dernier.
Le Vernimmen : Pierre, as-tu connaissance d’initiatives similaires d’autres groupes ?
Pierre Tegner : Des initiatives similaires qui consistent à ramener le carbone par action et le défalquer du BNPA, non. C’est unique d’après ce que m’a dit l’équipe ESG chez ODDO. Alors c’est toute la difficulté, c’est-à-dire que pour susciter un intérêt, il faut que Danone donne un peu plus de billes. Typiquement, quand il y a une acquisition, nous, les analystes financiers, de manière très classique, on fait ROIC/WACC pour voir à quelle échéance l’opération est créatrice de valeur. Est-ce que derrière, le département M&A de Danone a annoncé des critères pour savoir quelles sont les manières d’évaluer l’acquisition par rapport à la question environnementale ? Plus ils vont donner de billes, plus ça va susciter un intérêt.
Mais comme c’est assez unique, si on rentre trop vite dans la sophistication, ils risquent de perdre des investisseurs. Donc c’est un juste équilibre, apporter des détails pour ceux qui y portent un intérêt et permettre aux autres entreprises de s’en inquiéter.
Quand j’entends parler Nadia et quand j’ai entendu parler Emmanuel Faber (PDG de Danone), il y a un exemple qui me vient à l’esprit, mais qui est encore très éloigné de ce que Danone a fait. C’est celui d’Unilever, quand Paul Polman est arrivé comme CEO en 2008, il a commencé à communiquer énormément sur l’ISR.
En 2010, il a lancé l’Unilever Sustainable Living Plan avec l’objectif de doubler de taille en maintenant un niveau stable de l’empreinte carbone, de l’empreinte environnementale. On se rapprochait de cette idée-là, mais elle n’était pas quantifiée. Et aujourd’hui, tout ce qu’on peut espérer c’est que, effectivement, il y ait d’autres entreprises qui suivent Danone, pour un peu concurrencer et challenger Danone dans l’élaboration de ce critère-là, parce que la concurrence est source d’innovation. Tout le monde le sait. Et plus il y a de concurrents et mieux ce sera. Pour l’instant, Danone est tout seul, oui.
Le Vernimmen : Quelles sont les prochaines étapes ? Est-ce qu’il faut prendre en compte idéalement toutes les externalités, et retraiter aussi, par exemple, celles du plastique dans un BPA ?
Nadia Ben Salem-Nicolas : Les prochaines étapes, c’est de faire en sorte de continuer à publier, à faire de la pédagogie, continuer à communiquer avec nos investisseurs sur cet agrégat, et puis continuer à travailler ensemble, parce que c’est intéressant que ce soit porté par Danone mais, comme je le disais dans l’introduction, c’est encore plus intéressant si nous sommes plusieurs à œuvrer dans ce sens, si on ne s’arc-boute pas sur le choix de cet indicateur. Ce qui est intéressant, c’est que de l’extra-financier soit mesuré et capté, et soit valorisé dans du financier.
Alors après, j’entends votre question sur le plastique. Je tiens à dire que l’un ne va pas sans l’autre. En travaillant sur le climat, on travaille également sur l’agriculture, on travaille sur l’eau et on travaille sur le plastique. Parce que notre objectif, c’est d’être neutre en carbone en 2050 sur l’ensemble de notre chaîne de valeur. Et cette ambition ne sera réalisée que grâce à des actions concrètes, sur des enjeux environnementaux matériels pour le modèle économique de Danone, et c’est l’agriculture régénératrice. Je le redis, l’agriculture, c’est 60 % de nos émissions, c’est la préservation et la restauration des ressources en eau. Et c’est aussi, parce que c’est à peu près 10 % de nos émissions, le packaging et une économie circulaire de nos packagings afin de diminuer leur impact sur l’environnement.
Le Vernimmen : Pierre, quelle est ton appréciation de la capacité des normes comptables à prendre en compte des externalités ? On l’avait vu sur les stock- options, suite à l’éclatement de la bulle TMT, qui ne sont pas un coût cash et que les IFRS avaient pris en compte. Est-ce qu’à ton avis les régulateurs comptables peuvent un jour effectivement, au-delà des agences ISR, avoir un résultat après externalités ?
Pierre Tegner : Je vais répondre de manière pratique. Les régulateurs, je pense, ont suffisamment d’imagination pour trouver le moyen d’élaborer un critère qui intègre le carbone et notamment pour le changer, sachant que principalement ce que recherchent les régulateurs comptables, c’est la pérennité.
Mais dans la pratique, on assiste surtout à une inflation des normes comptables qui crée des changements permanents et qui ne facilite pas la tâche dans le suivi des indicateurs clés de performance.
Ensuite, il faudrait un consensus assez large, et donc derrière, il faudrait que Danone arrive à convaincre les régulateurs de la nécessité de construire des indicateurs durables et pérennes qui s’inscrivent dans le temps. Mais, pour l’instant, on en est loin. Je crois que l’essentiel c’est qu’on comprenne un sujet qui est assez complexe et qu’on arrive à l’intégrer, même de manière qualitative.
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Cet article a initialement publié sur la Lettre Vernimmen. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation. Cet article a été publié sur Vox-Fi le 5 janvier 2021.