De la régulation
Par aimable autorisation de la revue Variances, en son numéro 49 de février 2014, Vox-Fi reproduit le discours délivré en introduction de la Soirée Prospective Métiers de l’ENSAE consacrée à la régulation le 26 novembre 2013. P. Champsaur est l’actuel président de l’Autorité de la statistique publique, et a été président de l’ARCEP, l’Autorité de régulation des télécommunications.
Le mot régulation a plusieurs sens. Dans son sens le plus large il désigne une intervention publique sur la société, sur l’économie ou un marché afin d’en améliorer le fonctionnement. Ainsi le marché du travail est régulé par un gros ensemble de textes, législatifs ou réglementaires, le code du travail, par la Justice, par le pouvoir politique qui non seulement a la responsabilité du code du travail mais intervient plus directement de multiples façons. Ce mot a aujourd’hui un sens plus étroit et désigne le plus souvent l’activité d’autorités réputées indépendantes du pouvoir politique.
Je ne traiterai ici que des régulateurs économiques et concurrentiels. A la marge de ceux-ci se trouvent les agences chargées de la sécurité, par exemple des aliments, des médicaments, des activités nucléaires,…Pour chacune d’entre elles il existe un réseau européen et elles exercent incontestablement un pouvoir de régulation. Je n’en parlerai pas non plus.
J’écarterai également pour l’essentiel la régulation monétaire et financière qui est très largement sous la responsabilité des banques centrales. Les principaux membres de l’ensemble que je vais considérer sont l’Autorité de la concurrence, l’Autorité des Marchés Financiers (AMF), la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE), l’Autorité de Régulation des Télécommunications (ART), devenue ARCEP, l’Autorité de Régulation des Activités Ferroviaires (ARAF). Ces cinq autorités emploient de 700 à 1000 personnes, principalement des cadres, plutôt jeunes et dotés de grandes compétences dont certaines sont celles que l’on acquiert à l’ENSAE.
Des autorités de régulation à vocation horizontale ou sectorielle
Il convient de distinguer les autorités à vocation horizontale, l’Autorité de la concurrence et l’AMF, des autorités sectorielles. Celles-ci ont été créées, relativement récemment, sous l’impulsion de la Commission Européenne qui a ouvert à la concurrence les principales industries à réseau, telles que les télécommunications, l’électricité, le gaz, les chemins de fer, la poste. Dans chaque industrie à réseau et dans chaque pays européen existait une entreprise publique en situation de monopole légal. Ceci était justifié par une technologie et une structure de coûts qui rendait difficile, voire impossible, un fonctionnement concurrentiel normal. On avait donc, dans le langage des économistes, des monopoles naturels. Les institutions européennes ont pris conscience des inconvénients graves de cette organisation. En effet, celle-ci entraînait un cloisonnement strict des marchés nationaux et une structuration de l’industrie amont, productrice de biens d’équipement spécialisés, en champions nationaux, trop petits et dépendants de leur acheteur national pour être compétitifs sur les marchés mondiaux. Par ailleurs, dans certains secteurs, la rapidité du progrès technique et la diversification des techniques ont réduit les arguments en faveur d’une situation de monopole naturel. Cette prise de conscience a coïncidé avec la volonté de construire un grand marché intérieur, dont le développement est devenu un des grands axes de la politique européenne. L’intervention européenne a entraîné l’ouverture graduelle à la concurrence de chaque secteur ou marché concerné. Il est bien sûr impossible de passer instantanément d’une situation de monopole à une situation de concurrence normale. Les facteurs technologiques et les structures de coût qui tendaient à des monopoles naturels n’ont pas disparu par enchantement ; aussi il a fallu dans chaque secteur installer un régime concurrentiel spécifique, dérogatoire au droit commun de la concurrence. La gestion de ce régime concurrentiel spécifique a été confiée à une Autorité de régulation indépendante du pouvoir politique classique. En effet, ce dernier a conservé le plus souvent la responsabilité de la gestion de l’entreprise héritière du monopole public.
Beaucoup de pays ont saisi l’occasion de l’ouverture à la concurrence pour une privatisation, au moins partielle, de leurs entreprises publiques anciennement en monopole. L’Europe s’est rapprochée des États-Unis qui avaient une tradition plus ancienne d’entreprises privées en situation de monopole naturel régulées par des autorités sectorielles (par exemple la Federal Communication Commission, créée en 1934).
Les autorités à vocation horizontale, comme l’Autorité de la concurrence, interviennent essentiellement ex-post, après avoir constaté un abus. Leur fonctionnement est proche de celui d’une juridiction. Elles recourent assez souvent à des sanctions. Les autorités sectorielles interviennent fondamentalement ex-ante et sanctionnent peu. Certains pensent qu’il serait préférable que l’autorité sectorielle dispose également pour son secteur des pouvoirs de l’autorité de concurrence. C’est la solution adoptée par le Royaume-Uni et, de fait, par les Etats-Unis. Je suis, pour ma part réservé à l’égard de cette option pour une raison institutionnelle : la régulation ex-ante pratiquée par une autorité sectorielle et la régulation ex-post, mission principale d’une autorité horizontale, reposent sur des procédures et des cultures trop différentes pour être mélangées au sein d’une même autorité administrative. Il paraît préférable que l’autorité sectorielle ne soit pas chargée de l’application du droit commun de la concurrence pour son secteur et, par contre, collabore avec l’autorité de concurrence. C’est la situation qui prévaut en France.
Des autorités sectorielles adaptées aux contraintes de chaque marché
Je vais donc essentiellement traiter des autorités sectorielles. La nécessité et les modalités d’une intervention publique dépendent des caractéristiques du secteur en cause. Elles sont éminemment différentes d’un secteur à l’autre.
La description des caractéristiques structurelles du secteur est un préalable à la réflexion sur les objectifs et les moyens de l’action publique. Le premier stade de la démarche est de décomposer le secteur en marchés à peu près homogènes. Le découpage peut être horizontal. Ainsi dans le transport ferroviaire on peut distinguer divers types : urbain, interurbain, longues distances, transport de marchandises, etc… Dans le cas de l’électricité, on va distinguer les grandes entreprises qui connaissent très bien leur consommation d’électricité à chaque heure, et les petits usagers qui ne la connaissent guère.
Le découpage peut également être vertical. Dans le cas de l’électricité il faut distinguer ce qui est production d’électricité et ce qui est transport d’électricité, lui-même décomposé en transport à longue distance, sous haute tension, et réseau de distribution.
Sur chaque segment de marché il convient d’analyser les structures de coûts et, notamment, de distinguer les coûts fixes et les coûts variables, d’apprécier le poids et le caractère irréversible des investissements. A ce stade une estimation grossière suffit, par exemple l’ordre de grandeur du rapport entre coût fixe et taille du marché. Un des gros intérêts d’élargir le marché à l’Europe, quand cela est possible, est justement de faire baisser ce rapport. Ce premier stade franchi, il convient de se former une idée quant aux structures de marché potentielles. Si les coûts fixes sont importants, s’il y a une forte irréversibilité, il sera difficile d’avoir plusieurs acteurs sur un marché. On sera renvoyé à une situation de monopole naturel, ce qu’en droit de la concurrence on appelle aussi parfois une « situation d’infrastructure essentielle ». Tout l’exercice consiste à passer d’un présupposé de monopole naturel au niveau de l’ensemble du marché à des segments de marché beaucoup plus limités dont on constate qu’ils sont bien des monopoles naturels alors que les autres segments de marché ne le sont pas et qu’il convient d’y faire apparaître la concurrence.
Enfin, dernier élément dans la description du secteur, c’est la relation entre celui-ci et les secteurs voisins. Il faut s’interroger sur la substituabilité des biens et services produits par le secteur avec ceux produits par les secteurs voisins. Les raisons qui militent en faveur d’une intervention publique sont beaucoup moins fortes dans un secteur qui est soumis à une concurrence externe intense car ce secteur sera beaucoup plus contraint par la concurrence externe, par exemple en matière de prix, même s’il est en situation de monopole.
L’exemple des télécommunications
Je vais maintenant prendre l’exemple du secteur des télécommunications. Je m’efforcerai de ne pas jouer à l’ancien combattant. Ce secteur est celui où la régulation est allée le plus loin car il a été soumis à une innovation particulièrement vigoureuse et rapide. La régulation en est grandement facilitée car chaque vague d’innovation abaisse, au moins temporairement, les barrières à l’entrée et facilite l’investissement des nouveaux entrants. Un réseau de télécommunications est composé de trois couches par ordre croissant de longueur et de coût : le réseau de longue distance, le réseau de collecte et enfin le réseau de boucle locale. La première phase d’ouverture à la concurrence en Europe a permis la construction de plusieurs réseaux de longue distance, le long des grands axes de communication. Cette première étape s’est accompagnée d’un début de concurrence au stade du détail pour la téléphonie. Il s’agissait de la sélection (ou présélection) du transporteur. Si les services fournis par les opérateurs de télécommunications étaient restés confinés à la voix sur réseau commuté et à l’Internet bas débit, la concurrence n’aurait guère pu aller plus loin. Les concurrents de l’opérateur historique auraient eu besoin d’une protection indéfinie de la part du régulateur car l’opérateur historique était en situation de monopole sur les réseaux de collecte et de boucle locale. Mais sont apparues de nouvelles technologies, notamment les réseaux de collecte en fibre tout IP, et de nouveaux services, notamment l’Internet haut débit et la voix sur large bande. Il est devenu possible et rentable pour certains concurrents de l’opérateur historique de construire leur propre réseau de collecte. Pour ce faire la régulation devait leur garantir l’accès à la boucle locale en cuivre de France Télécom dans des conditions opérationnelles et tarifaires satisfaisantes. Ce fut le dégroupage de la boucle locale. Ainsi, en France, deux réseaux de collecte couvrant à peu près les trois quarts de la population française ont été construits de 2002 à 2008 par les sociétés Free et Neuf Cégetel. Grâce à leur investissement de réseau, ces opérateurs ont pu gagner une autonomie technique complète et offrir de nouveaux services tels que la télévision. La régulation a pu reculer d’un cran : toute régulation concurrentielle au stade du détail a été supprimée ; la régulation des services de gros a également reculé pour se concentrer sur l’accès à la boucle locale. Nous sommes aujourd’hui au commencement d’une nouvelle révolution technologique : la substitution de la fibre optique au fil de cuivre dans la boucle locale. Mais je ne vais pas en parler car ce serait beaucoup trop long.
Les “règles” d’une bonne régulation
L’histoire que j’ai racontée avait pour objectif d’illustrer les grands principes d’une régulation sectorielle avisée. Une bonne régulation sectorielle doit, par construction, être conçue comme transitoire. Elle doit utiliser l’impulsion donnée par une succession d’instabilités dynamiques, notamment liées à l’innovation, afin de conduire le secteur dans la bonne direction. Une bonne régulation dépend fortement de l’histoire passée et elle doit évoluer. Bien qu’efficaces à une période donnée, les remèdes appliqués par le régulateur ne sont plus nécessairement appropriés à la période suivante. En résumé une autorité de régulation qui réussit voit son champ d’action se réduire. Cela signifie que le personnel recruté par une Autorité de régulation doit être jeune et doit la quitter assez vite.
J’ai laissé de côté beaucoup de sujets. Ainsi en matière de télécommunications électroniques, je n’ai parlé, ni de câble, ni de téléphonie mobile, ni de spectre radioélectrique. Je n’ai pas parlé de secteurs, comme les autoroutes à péage, où une régulation plus active aurait été nécessaire même si elle aurait pu ne pas être exercée par une autorité indépendante. Je n’ai guère parlé de l’organisation du niveau européen où la Commission européenne est suffisamment neutre pour qu’il soit inutile de confier la régulation à des autorités indépendantes. Tous ces sujets nécessiteraient d’être traités dans des articles spécifiques