De la responsabilité des coûts salariaux dans la perte de compétitivité française
Ces derniers temps, tout le débat sur les déficiences de la compétitivité de la France au sein de l’Union européenne tourne principalement autour de la différence des coûts salariaux entre la France et l’Allemagne. Nous avons dans l’hexagone, c’est un fait établi par différentes études (notamment Rexecode), des coûts salariaux environ 10 % plus forts que ceux de notre voisin outre-Rhin. Mais, une fois ce constat établi, comment réagissent nos entreprises ?
Et, en particulier, que font nos grands groupes, quelle est leur stratégie d’adaptation, quelles sont les idées nouvelles… Y en a-t-il seulement ?
Certains membres éminents du blog DFCG soutiendront que la productivité horaire française, plus élevée qu’en Allemagne ou que dans d’autres pays européens, encore faudrait-il mesurer en productivité annuelle, compenserait partiellement des coûts salariaux significativement plus forts. Or on constate, chiffres à l’appui, que le déficit de compétitivité dû à des coûts salariaux élevés a également joué en défaveur de la majorité des autres pays européens. Pourtant, certains de ces pays (au Nord par exemple) affichent de beaux taux de croissance, y compris dans l’industrie.
Le débat n’est pas là. Le coût des salaires est l’arbre (certes imposant) qui masque la forêt.
Rappelons-nous que dans un passé récent, soit en février 2010, le nouveau patron d’EDF, peu de temps après sa nomination, a décidé d’augmenter ses salariés de 4,4 % !, pour s’assurer… la paix sociale. Ce qui laisse à penser que les coûts salariaux ne sont pas un tel problème, pour ce géant pourtant aujourd’hui en situation de concurrence internationale. Quelle était donc l’idée magique ? Très simple : augmenter ensuite les prix de l’électricité… payée par l’ensemble des « autres » (citoyens, entreprises), non salariés d’EDF (les salariés du groupe bénéficiant de tarifs fort différents…). Lumineux, vous dis-je ! Epiphénomène, peut-être, s’agissant d’une entreprise privatisée sous contrôle de l’Etat, dans laquelle les syndicats sont puissants. Il n’empêche : on ne voit pas, avec cette décision, qui s’est réellement inquiété des conséquences sur la compétitivité de l’entreprise… Plus grave encore, personne ne semble s’être interrogé, encore moins avoir réagi, sur l’impact pour nos PME, dont on se demande dès lors comment elles peuvent non seulement améliorer leur propre compétitivité avec de telles augmentations tarifaires, mais encore concilier… pressions sur leurs coûts avec, par exemple, des augmentations de salaires pour leurs propres collaborateurs ? Or, l’exemple vient toujours d’en haut…
On peut aussi s’interroger sur les choix de politique industrielle du pays, notamment dans les grands groupes, une fois écarté l’argument de l’euro fort, qui gêne les entreprises françaises, mais pas tellement les allemandes…
Ainsi, par exemple, du secteur automobile : tandis que les constructeurs automobiles français tirent une partie significative de leurs résultats du segment des voitures low-cost, fabriquées majoritairement hors de France – mais dont on se doute qu’il est aussi « low-marges » -, et restent bien timides, voire abandonnent, le segment du haut de gamme à Audi, Mercedes, BMW…, les Allemands, eux, engrangent les marges, et les profits. S’il est de bonne tactique de saisir les opportunités sur les marchés émergents, qui voient poindre ou se développer une classe moyenne, ne serait-il pas plus judicieux d’offrir des produits… dont les marges couvriraient plus aisément nos coûts salariaux élevés ? Quelle sera l’efficacité / la pertinence de cette stratégie à plus long terme, quand les constructeurs chinois ou indiens inonderont l’Europe de voitures à très bas coûts (car ils y arriveront, évidemment) ? Les ratios d’investissement en R&D de ce secteur, analysés sur une longue période, ne laissent pas le choix de la conclusion : les Allemands, eux, ont surtout fait le choix de l’innovation réelle et de la qualité, les Français, non, ou beaucoup moins.
L’on pourrait aussi décliner la démonstration sur le secteur de l’aviation, ou sur le nucléaire : Airbus est innovant et sophistiqué, mais il a déjà transféré une partie de cette technologie aux acteurs à bas coûts… qui d’ailleurs n’ont peut-être pas besoin, aujourd’hui, d’une telle sophistication… et qui bientôt produiront eux-mêmes des avions ou des centrales peu chères – c’est déjà le cas avec les trains à grande vitesse.
Ces secteurs devraient maintenant être engagés dans une course sans fin à l’innovation, avec un niveau de qualité très élevé, ou une différentiation significative des produits par la valeur ajoutée ou la valeur perçue – sous peine d’aboutir à la situation de certaines industries, comme celles du textile ou du jouet…
D’autres entreprises réussissent à innover (l’électroménager par exemple), mais restent sur des créneaux qualitatifs incertains, pour des raisons de coûts de production, ou à cause d’un mauvais positionnement marketing : manque d’audace, de vision, de vraie créativité, approche de qualité médiocre…
Or, il est un fait, que, depuis une trentaine d’années, l’Allemagne a clairement fait le choix d’une politique industrielle tournée vers la qualité, l’innovation, le haut de gamme, dans nombre de secteurs. Ses entreprises ont de ce fait une élasticité sur leurs prix, vers le haut, qui leur permet de mieux supporter des coûts élevés (par rapport à ceux des pays émergents), tout en maintenant des ratios d’investissement plus performants.
L’Europe, et en particulier la France, ne pourra jamais atteindre des coûts salariaux aussi bas que ceux de nos principaux concurrents non européens : le Cambodge a augmenté le salaire mensuel minimum de 50 $ à 61 $ (22 %), après plusieurs jours de grève en septembre 2010 (la demande des syndicats était fixée à 93 $). Le salaire minimum au Bangladesh est de 44 $, en Chine de 88 $. A Hong-Kong, ville du capitalisme par excellence, pour la 1ère fois, un salaire horaire minimum a été fixé le 7 janvier 2011 à 4,70 $! 315,00 personnes seraient concernées et officieusement, cela aurait pour conséquence la perte de plusieurs dizaines de milliers d’emplois.
Avec de telles différences dans les niveaux de salaire, toute politique industrielle européenne low-cost semble donc vouée à l’échec, à court-moyen terme. Il y aura toujours moins cher quelque part ailleurs dans le monde : ainsi, le coût de la main-d’œuvre de l’Ile Maurice (entre 15 € et 20 € par semaine pour les emplois non qualifiés) ayant été jugé trop élevé, avec l’instauration d’un salaire minimum, l’essentiel des investissements dans le textile est aussitôt parti à Madagascar ou au Bangladesh… Qui plus est, ces bas salaires s’accompagnent de charges sociales faibles, car ces pays offrent peu de couverture sociale. Ce dernier point explique d’ailleurs la forte propension des salariés chinois à faire des économies pour des jours plus difficiles (maladie, retraite, chômage…). Notons au passage que cette épargne constituera une énorme réserve de consommation, prête à être utilisée, dès que la couverture sociale s’améliorera, ce qui se fera dans un temps indéterminé mais certain.
On peut aussi légitimement oser penser que le diktat du profit court terme en Europe, voire du « low-profit » court terme, basé sur des volumes de low-costs, impacte négativement les performances de nos entreprises, et compromet leur compétitivité, aussi sûrement que des coûts salariaux élevés. Ces choix stratégiques (court terme, « coups marketing » répétés, négligence sur la qualité et l’innovation, absence de réelle vision à long terme, manque d’audace et de leadership…), de la part de dirigeants parfois plus gestionnaires que réels patrons tournés vers la croissance long terme, contribuent eux aussi à détruire nos industries et les emplois qui s’y rattachent.
Et les syndicats ne sont pas toujours en reste, qui ont déjà montré, et cela assez récemment encore d’ailleurs, qu’ils ne s’intéressaient qu’à des « victoires » sociales elles aussi « court-termistes », sans avoir de réelle vision de leur entreprise, ni de souci de sa pérennité – au risque même, dans certains cas, d’en faire trembler les bases…
Mais le changement est possible : question d’éthique, de courage, de volonté de se remettre en cause, de vision.
Certaines grandes entreprises l’ont fait : par exemple Danone (dont le patron fut le seul, au moment de la crise, à oser dire ouvertement que l’obsession du profit court terme ne pouvait pas durer encore très longtemps, et devenait insoutenable), Essilor, qui ont su allier une vision industrielle sur le long terme avec une rentabilité présente à court terme… Ces entreprises n’ont ainsi pas perdu de vue des éléments essentiels, cruciaux, du développement d’une entreprise : une vision à long terme, une compréhension des évolutions lourdes, une capacité d’anticipation et d’adaptation des tendances, une innovation permanente, un excellent marketing, un souci permanent de la qualité réelle de leurs produits, une gestion des ressources humaines cohérente avec la vision de l’entreprise.
Reste donc aussi, pour nombre d’entreprises, à restaurer un contrat social équilibré entre toutes les forces et parties prenantes de l’entreprise…
L’Allemagne réunifiée a dû choisir le long terme pour se reconstruire et se redévelopper.
Elle a fait le choix du haut de gamme industriel, et personne aujourd’hui n’aurait l’idée de remettre en cause la qualité ou le réel niveau d’innovation d’un produit estampillé « made in Germany ».
Les syndicats allemands, quant à eux, ont très rapidement compris la complexité des équations économiques et sociales, et ont su trouver le chemin de la négociation avec le patronat et le gouvernement – une collaboration triangulaire visiblement gagnante -, dans une logique de concertation, de discussion, de compromis (et non de rapports de force et de conflits permanents et établis comme principes). Il faut ainsi noter que beaucoup d’entreprises allemandes (les dirigeants s’y étant d’ailleurs officiellement engagés devant le gouvernement), pendant la crise, ont, eux, repoussé au plus tard possible tout plan de licenciement, pour garder les compétences internes, afin de se préparer à toute reprise économique future…
De ces quelques points d’analyse, on peut dès lors conclure que considérer le coût du travail en France, et notamment dans des entreprises ayant déjà beaucoup licencié – dont on peut penser qu’elles ne sont plus, vraiment plus en sureffectif ! comme étant l’unique cause de perte de compétitivité constitue, à tout le moins, une vision réductrice sinon partiellement erronée de la problématique de la compétitivité de nos entreprises.