De l’État-nation à la démocratie multinationale
Le concept d’État-nation s’impose aujourd’hui à nous comme une évidence. Nous ne nous posons plus la question. Il va de soi. L’État, la nation, la patrie, le pays sont devenus plus ou moins synonymes et souvent employés l’un pour l’autre. Pour un Français, ils désignent la France, tout simplement.
Pourtant, cette idée d’associer État et nation est récente. Elle n’a pas plus de 200 ans. Elle s’est développée tout au long du XIXe siècle et s’est définitivement (?) imposée avec le traité de Versailles. Auparavant, ces mots État, nation, patrie, pays avaient tous un sens différent :
– L’État, avec un E majuscule, était l’ensemble des institutions qui gouvernaient les habitants d’un territoire donné. Pour les Européens, le modèle historique restait la cité grecque, la polis.
– La nation, ou le peuple, était l’ensemble des personnes parlant une même langue et conscientes d’une certaine identité culturelle.
– La patrie était la terre où étaient enterrés les ancêtres.
– Quant au mot pays, il dérive du latin pagus qui était, dans l’empire romain, une subdivision territoriale d’étendue relativement restreinte. Aujourd’hui, il désigne un territoire d’extension très variable qui peut aller du simple village jusqu’aux frontières de l’État lui-même, en passant par une région naturelle telle que le pays de Chartreuse ou le pays d’En-haut, par exemple.
Pendant longtemps, nations et États n’ont absolument pas coïncidé. Les rois de France, lorsqu’ils cherchaient à agrandir leur territoire, ne se demandaient pas si les Basques, Bretons, Normands, Flamands, Lorrains, Alsaciens, Bourguignons, Francs-Comtois, Dauphinois, Corses, ou tous ceux qui parlaient la langue d’oc appartenaient à la nation française. La question leur aurait paru incongrue.
Le cas de la nation allemande était emblématique de cette distance entre nation et État. D’un côté, le Saint Empire romain germanique, issu du traité de Verdun (843), s’était fragmenté en plus de 500 entités étatiques de toutes tailles. L’organisation du Saint Empire était devenue tellement lâche que lui-même ne pouvait plus être considéré comme un État. De l’autre, une émigration constante vers l’Est avait conduit de nombreux paysans allemands à la recherche de terres plus fertiles en dehors des principautés purement allemandes, vers les pays slaves notamment. Jusqu’à la Révolution française, un tel écart entre nation et État ne posait aucun problème aux allemands. Les guerres napoléoniennes, et en particulier la défaite si meurtrière d’Iéna (1806), changèrent radicalement leur point de vue. Ils commencèrent à prendre conscience qu’à leur côté la nation française, assimilant de gré ou de force les nations qui l’entouraient, s’était progressivement constituée en État et, surtout, devenait de plus en plus agressive. Pour survivre en tant que nation, les allemands comprirent qu’ils devaient emprunter la même voie.
La Révolution de mars 1848, avec l’élection du Parlement de Francfort, constitue le premier pas du processus qui aboutit en 1871 à la proclamation de l’Empire allemand dans la galerie des Glaces du château de Versailles. Ce printemps 1848, baptisé « printemps des peuples », est également l’occasion pour plusieurs autres nations européennes de faire entendre leurs voix, notamment celles qui constituaient l’Empire autrichien. La Lombardie puis la Vénétie, peuplées essentiellement d’Italiens, s’en détachent pour rejoindre le royaume d’Italie, créé en 1861. En 1867, les Hongrois acquièrent leur indépendance avec la formation de la Double monarchie austro-hongroise. Parallèlement, l’Empire ottoman voisin s’affaiblit de plus en plus au point de devenir « l’homme malade de l’Europe ». Les peuples de sa partie européenne en profitent pour revendiquer leur émancipation. Déjà en 1830, à l’issue de longs et terribles combats, la Grèce avait obtenu son indépendance. En 1878, le Congrès de Berlin reconnaît celle de la Roumanie et de la Serbie qui se constituent toutes deux en royaumes, l’une en 1881, l’autre en 1882. La Bulgarie doit attendre 1908 pour rompre définitivement ses liens de vassalité avec la Sublime Porte. Enfin, la première guerre mondiale sera fatale à l’Empire austro-hongrois. La Tchécoslovaquie est créée en 1918 tandis que la Pologne recouvre son indépendance. La même année, dans son programme en quatorze points, le Président Wilson évoque le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Ce principe sera officiellement reconnu en 1945 par tous les signataires de la Charte des Nations Unies (article 1 – alinéa 2). Il est censé s’appliquer à tous les peuples de la terre.
Dès lors, le concept d’État-nation semble définitivement assis. Constitue-t-il pour autant un horizon indépassable ?
Quelle idée étrange, en effet, de vouloir faire coïncider l’État et la nation, deux entités aussi différentes que l’eau et le feu ! L’État, ce sont des frontières, une constitution, des lois, des règles de fonctionnement, des institutions. L’État est froid, rationnel, précis et stable. La nation est tout son contraire : maternelle et chargée d’émotion, ses contours sont vagues et imprécis. La nation est en perpétuel renouvellement : « un plébiscite de tous les jours » disait Renan. L’État s’impose à l’individu, même en démocratie où il s’impose par le biais de la majorité. Chacun doit respecter les lois du lieu où il se trouve. Au contraire, la nation est choisie par l’individu. On se « sent » appartenir à telle ou telle nation. Ce sentiment d’appartenance, plus ou moins fort selon chacun ou selon le moment, dépend de ses parents, de sa culture ou de son histoire personnelle. D’ailleurs, une même personne peut revendiquer son appartenance à plusieurs nations à la fois, soit qu’elles soient différentes : française et américaine par exemple, soit qu’elles s’intègrent les unes dans les autres : savoyarde, française et européenne, sans qu’il n’y ait aucune exclusive. Dans l’émotion qui suit le 11 septembre, nous n’hésitons pas à proclamer avec l’éditorialiste du Monde : « nous sommes tous américains ! » comme en écho à Thomas Jefferson qui assurait que « tout homme a deux patries : la sienne et la France ! »
Du coup, cette différence fondamentale entre ce qu’est un État et ce qu’est une nation empêchera toujours État et nation de parfaitement coïncider. Les problèmes peuvent se poser dans l’espace ou dans le temps.
Dans l’espace, d’abord. Les frontières de l’État qui, par nature, doivent être précises et bien définies ne peuvent englober ni toute la nation, ni que la nation, tellement les nations s’enchevêtrent. Plus on voudra élargir les frontières de l’État à toute la nation, plus on y incorporera des éléments d’autres nations. On aura beau se lancer, volontairement ou non, dans tous les déplacements possibles de population, avec leur cortège de traumatismes et de violences (qu’on pense aux dizaines de millions de morts consécutifs aux épurations ethniques des Balkans ou aux mouvements de populations nés de la défaite allemande de 1945 ou du partage de l’Inde en 1947), l’État-nation conservera toujours en son sein une ou plusieurs minorités. Dès lors, il reste sous la menace perpétuelle de nouvelles revendications d’indépendance de la part des dites minorités brandissant le désormais reconnu par tous « Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Comme des poupées russes, il restera toujours une minorité à émanciper !
Dans le temps, ensuite. Les difficultés qui surviennent, lorsque de nouvelles minorités apparaissent ou que des minorités existantes se développent, ne sont pas les moindres qu’un État-nation doit surmonter. Il est rare que la nation dominante, accoutumée à vivre seule dans « son » État-nation, accepte sereinement la montée d’une minorité. Ses ressortissants ont le sentiment de ne plus être « chez eux ». L’exemple de la France est révélateur de cette peur.
Sous l’Ancien Régime, le roi de France administrait un territoire sur lequel résidaient diverses nations. Il considérait « ses peuples » comme « ses enfants » et ne cherchait pas délibérément à les unifier en une seule nation, une seule culture. Sous la notable exception de la religion, il respectait très largement leurs différences. Cependant, sans l’avoir voulu explicitement, la nation française s’est peu à peu élargie à l’ensemble du royaume. Les nombreuses guerres de religion mises à part, cette assimilation des autres nations s’est faite sans violences majeures. Il y a seulement fallu plus d’un millénaire. Il y a également fallu la très grande force d’attraction de la culture française, en particulier la culture classique. Cependant, cette apparition très progressive d’une seule nation n’a pas fait disparaître pour autant les cultures régionales. On pouvait se sentir tout à la fois dauphinois et français.
Au contraire, la Révolution crée une République une et indivisible où les particularismes ne sont plus tolérés. Les Vendéens et les Lyonnais savent ce qu’il en coûte ! Les étrangers qui, à partir du milieu du XIXe siècle, arrivent de plus en plus nombreux en France sont invités à s’intégrer le plus rapidement possible. Longtemps, les choses se passent plutôt bien : l’économie a besoin de main d’œuvre, les populations immigrées sont souvent de religion catholique (Polonais, Arméniens, Italiens, Espagnols ou Portugais) et elles-mêmes sont désireuses de s’intégrer à une culture française qui reste encore très attractive.
Malheureusement, la situation se dégrade fortement dans les dernières décennies du XXe siècle. D’un côté, l’économie patine rendant l’intégration par le travail plus difficile alors que, de l’autre, paradoxalement les avantages sociaux explosent créant ainsi un « appel d’air » incontrôlé. En outre, les populations nouvellement immigrées, souvent en provenance des anciennes colonies, sont majoritairement musulmanes, à un moment où l’Islam retrouve par ailleurs toute sa vigueur et sa fierté. Finalement, quelles qu’en soient les raisons, la « machine à assimiler » se met à avoir des ratés. Qu’à cela ne tienne : si l’intégration ne se fait plus naturellement, on va la forcer ! La loi sur le voile est un exemple typique de ce volontarisme. Le voile était pourtant un élément culturel qui ne présentait aucune agressivité à l’égard des autres. Qu’un État démocratique en arrive à interdire le port d’un vêtement montre à quel point il peut perdre son impartialité et porter atteinte à la liberté individuelle. Dans le camp d’en face, les Français « de souche » se crispent sur leur identité. Ils somment les immigrés de s’intégrer ou de rentrer chez eux ! Mais c’est une troisième voie qui est suivie, un cauchemar pour les inconditionnels de l’État-nation : la montée d’une minorité dont rien ne permet de penser qu’elle finira, comme les autres avant elle, par se dissoudre dans la nation majoritaire.Le concept d’État-nation semble en défaut dans le pays même qui, depuis la Révolution, en constituait l’archétype.
Bienvenue dans la démocratie multinationale !
Historiquement, les États multinationaux existent bien sûr depuis longtemps. Les empires l’étaient déjà. Ainsi, l’Empire romain a permis à des nations très différentes de vivre en paix pendant de nombreux siècles. Cependant, ce qui caractérise un empire, c’est-à-dire la domination d’un peuple sur tous les autres, n’est heureusement plus acceptable. Aujourd’hui, il s’agit donc de faire cohabiter paisiblement plusieurs nations dans un même État, en toute égalité de droits. La Suisse est un bon exemple d’une telle démocratie multinationale. Depuis plusieurs siècles, quatre nations réussissent à y vivre ensemble sans violences et sans que l’une finisse par prendre le pas sur les autres. Néanmoins, la Suisse constitue un cas très particulier dans la mesure où ses nations vivent sur des territoires disjoints. Elles sont relativement peu entremêlées.
Tout autre est le problème qui se pose maintenant à la France. En effet, les différentes communautés qui la composent se côtoient pratiquement jusque dans chaque village. Il est évidemment impossible de prédire le chemin que les Français suivront pour retrouver une identité sereine et une cohabitation paisible entre communautés. Cependant, il me semble que l’État devra, si je puis me permettre cette métaphore, être à la fois moins mère et plus père. Je m’explique.
Moins mère d’abord, dans la mesure où l’État français s’est peu à peu transformé en véritable « nounou ». L’État-providence a pris une telle importance qu’il en est venu à se substituer très largement à la responsabilité individuelle de chacun. Il est d’ailleurs probable que si la France est devenue la championne du monde de l’État-nounou, c’est sans doute parce que historiquement la France a été le modèle de l’État-nation. Aujourd’hui, il est clair que le poids de l’État devra diminuer, ne serait-ce que pour des raisons économiques. La réduction des avantages sociaux aura également pour conséquence bénéfique d’atténuer, sinon faire disparaître, cet appel insensé adressé aux pauvres du monde entier, appel qui les conduit à se déraciner pour venir s’installer en France. Libre ensuite à la « nation-nounou » de prendre la place de l’État-nounou ! En effet, tout ce soutien social, jusqu’ici mal assuré par l’État car ce n’est pas son rôle, peut très bien être pris en charge par les communautés elles-mêmes. La différence essentielle sera que les communautés le feront sur la base du volontariat, et non pas de la contrainte. Elles y seront à la fois plus efficaces et plus légitimes.
Mais surtout, la réduction du rôle de l’État me paraît constituer une condition indispensable pour que l’État retrouve son impartialité. Sous couvert de démocratie et fort de sa majorité, le législateur en est venu à voter des lois liberticides. Nous sommes tombés dans ce que Pascal Salin appelle très justement la « démocratie absolue ». Il est temps de revenir à une vraie démocratie qui soit respectueuse de toutes les minorités.
Plus père aussi, car aujourd’hui l’État remplit très mal deux de ses trois missions fondamentales que sont la police et la justice (la troisième étant la défense du territoire). Il est inadmissible que des quartiers entiers de nos villes soient devenus des zones de non droit, dans lesquelles non seulement les policiers ne s’aventurent plus, mais ni les pompiers ni les médecins ne peuvent non plus y accéder. De la même façon, il n’est pas tolérable que la police refuse d’enregistrer une plainte pour vol à l’arraché, même lorsque la victime a réussi à attraper le délinquant, au motif que les prisons sont pleines et que de toutes façons les juges le relâcheront. Pour que différentes communautés puissent vivre en paix sur un même territoire il faut et il suffit qu’un Étatimpartial y fasse respecter la loi et l’ordre.
Tel est, à mon avis, l’un des enjeux importants qui se posent actuellement aux Français. Dans celui-ci (cohabitation pacifique entre communautés) comme dans d’autres (je pense notamment au nécessaire redressement de l’économie), le libéralisme pourrait être une voie très prometteuse. Les Français bénéficient de ressources insoupçonnées, il ne reste plus qu’à les libérer.