L’économiste Hubert Henderson, élève de Alfred Marshall, avait été surpris dans les années 1920 du faible salaire des mineurs de charbon et de minerai de fer comparativement à ce que touchaient les ouvriers des aciéries. Il en donne une explication dans un intrigant chapitre de son manuel Supply and Demand, chapitre intitulé « De l’importance de ne pas être important ». Edward Tenner en fait un commentaire amusant dans la Milken Review de janvier 2021.

En effet, le fer et le charbon représentaient des coûts très importants dans la production de l’acier. Il était donc vital pour les sidérurgistes de peser au maximum sur le prix de ces deux intrants et, par voie de conséquence, pour les entreprises minières de peser au maximum sur le salaire des mineurs. Par contre, sachant le très haut niveau de productivité des aciéries, le salaire de leurs ouvriers représentaient et représentent toujours une faible part du coût de production de l’acier. Il y a donc moins d’intérêt pour les patrons à écraser les salaires.

L’explication vaut-elle ? Peut-être pas, mais ce qui est certain, c’est qu’un industriel cherchera moins à couper les coûts d’intrants qui sont d’une importance faible dans les coûts d’exploitation, surtout s’ils sont essentiels dans la production.

Les exemples sont multiples.

  • La fermeture-éclair. Un coût insignifiant dans tout vêtement et pourtant, quoi de plus nécessaire pour empêcher un pantalon ou une jupe de vous tomber sur les pieds ? Du coup, le lideur mondial, le japonais YKK, reçoit une pluie d’or avec ce produit.
  • Ou encore Shimano, l’incontournable producteur des dérailleurs de vélo : non important – à nouveau en proportion du coût du vélo –, et donc très juteux. Sa capitalisation s’élève à 21 Md$.
  • Et que dire des clous ? voici un produit vital mais qui ne vaut rien. Et pourtant, il assure la fortune de Würth, une Mittelstander allemande peu connue dont le chiffre d’affaires dépasse les 14 Md€.
  • Les valves sur les pneus des bicyclettes, qui s’en occupe ? En voici l’image, pour ceux qui n’ont jamais eu à changer une chambre à air au bord des routes.

 

 

Une valve est un produit très technique : il a fallu les brevets Schrader, puis Hörbiger à la fin du 19e siècle, avant de pouvoir sécuriser complètement les systèmes de pompes et de pneumatiques. Hörbiger est désormais devenu un empire industriel, à partir de ce tout petit produit. À la vérité, le monde des valves est immense et dépasse de beaucoup les seules chambres à air des véhicules. Mais la leçon est la même : il est stratégiquement intéressant de se spécialiser dans la production d’un « petit » produit en termes de compte d’exploitation du client, mais vital pour sa production.

Une question vient : pourquoi observe-t-on que ces produits « non importants » sont fabriqués par des entreprises qui en acquièrent un quasi-monopole ? Une raison en est peut-être qu’il s’agit de produits techniques « non importants » : l’entreprise qui les achète préfèrera la qualité au premier prix sans affecter trop son compte d’exploitation. Le marché est alors difficilement contestable par des concurrents nouveaux venus. D’autant que la forte rentabilité qu’en tire le lideur lui permet une R&D ou des efforts commerciaux plus performants pour préserver son avantage.

  • Un autre exemple est celui de Maxon Motor. Peu de gens connaissent cette entreprise suisse de 3.000 employés. Elle est pourtant un des lideurs mondiaux dans la fabrication des micro-moteurs (avec engrenages et logiciels adaptés) qu’on rencontre dans les petits appareils électriques qui peuplent notre quotidien : la brosse à dent électrique, la fraise du dentiste, le bras du micro-robot, etc. Encore une entreprise privée à la rentabilité extrême.

 

Leçon de stratégie, plus facile à donner qu’à appliquer : l’entreprise doit 1- se satisfaire parfois de rester dans le B2B, 2- doit chercher à développer un produit technique de qualité, 3- doit faire en sorte qu’il soit une pièce jugée techniquement maîtresse par l’ingénieur de production, mais insignifiante pour le contrôleur de gestion de l’entreprise cliente.